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comme si, de se rencontrer, c’était chaque fois une joie et une surprise à n’en plus revenir ; des dames, qui se trouvent nez à nez à un carrefour, stationnent une heure en face les unes des autres, cassées en deux pour les plus profondes révérences, et c’est à qui n’osera pas se redresser la première. Du côté des hommes, même de ceux qui restent vêtus à la japonaise, les chapeaux melon sévissent en ce jour avec fureur, et quelques grands élégans, fidèles encore à la robe de soie des ancêtres, ont fait cependant une concession au goût moderne en se coiffant d’un haut de forme.

Très empressés, les visiteurs, les visiteuses, en général sont reçus dans le vestibule de la maison, — le petit vestibule tapissé de nattes blanches, où se trouve aujourd’hui un plateau rempli de sucreries cocasses, à côté de l’inévitable vase de bronze contenant la braise pour allumer les pipes en miniature des dames. Ils dégoisent avec volubilité leurs complimens, ces visiteurs si polis, leurs complimens, entrecoupés de révérences, saisissent du bout des doigts, après mille cérémonies et mille grâces, un de ces petits bonbons en forme de fleur ou d’oiseau, tout à fait immangeables pour nous, puis reprennent leur course, en se retournant plusieurs fois dans la rue pour saluer encore.

Oh !… Mon petit chat qui fait ses visites lui aussi !… Mon petit chat vêtu de couleurs presque sévères, pour la rue, et s’empressant comme les grandes personnes à remplir ses devoirs de civilité !… Non, qui n’a pas vu la petite Mlle Pluie-d’Avril assise avec dignité dans son pousse-pousse, et tenant en main ses cartes de visite, lilliputiennes comme elle-même ; qui n’a pas rencontré ça, et n’en a pas reçu au passage un cérémonieux salut, n’imaginera jamais la grâce et le charme d’une mousmé de douze ans, diplômée pour la danse et le beau maintien…

Tant de remuement comique, et un si clair soleil sur la bigarrure des costumes, chassaient la tristesse que chaque premier de l’an traîne à sa suite ; mais elle n’était pas loin, elle rôdait dans l’air, cette tristesse à laquelle on n’échappe pas ce jour-là, et bientôt nous nous retrouvons, elle et moi, comme d’anciens amis, fatigués de s’être trop connus : c’est au milieu des quartiers caducs, aujourd’hui silencieux, qui confinent à l’immense ville des morts et où passe à peine, de temps à autre, quelque mousmé furtive, jetant l’éclat de sa robe de fête au milieu des antiques boiseries et des vénérables pierres.