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responsabilité précise et pratique de leurs actes. Leur anxiété était extrême devant ce dilemme captieux.

La question avait été posée à l’improviste et le débat fut remis au lendemain. Dans ces vingt-quatre heures, les échanges d’idées n’avaient fait que fortifier le sentiment négatif de la majorité. La séance s’ouvrit par un discours correct de Carathéodory-Pacha, qui alléguait la sincérité et les bonnes intentions de la Porte et jugeait, en conséquence, toute garantie inutile. Le Congrès ne lui prêta qu’une oreille impatiente : il ne songeait guère en effet à la confiance plus ou moins grande que méritait la Turquie et n’avait en vue que le désir des Puissances de rester libres de leurs mouvemens. Le prince Gortchakof, qui jouait ainsi sa partie à coup sûr, renouvela sa démarche en termes de plus en plus pressans, de l’air calme d’un homme qui accomplit son devoir. Son fin visage demeurait immobile, mais je lisais dans ses yeux la curiosité discrète et maligne de savoir comment l’assemblée s’y prendrait pour pallier la défaillance dont il prétendait lui infliger l’aveu.

Je pensais bien qu’il n’attendrait pas longtemps, car je voyais le prince de Bismarck assez nerveux et tout prêt à la riposte. Comme président, il eût dû inviter d’abord ses collègues à donner leur avis : mais, irrité de l’incident, décidé à n’accepter aucune charge obligatoire pour l’Allemagne, il tenait aussi à ne pas souffrir que lui-même et le Congrès eussent l’air embarrassés devant la phraséologie inopportune de son vieux rival. Il prit donc aussitôt la parole et sortit hardiment du cercle où celui-ci voulait l’enfermer. Par une habile manœuvre parlementaire, bien loin d’excuser le refus de la garantie comme une mesure insolite, mais nécessitée par les circonstances, il prit la chose de haut et présenta au contraire l’abstention du Congrès comme l’application formelle du droit international. Procédant par aphorismes catégoriques et concis, il déclara péremptoirement, d’abord que « nul État n’est obligé de prêter main-forte à l’exécution des engagemens pris, » et ensuite « qu’il ne pouvait exister de garantie solidaire et collective. » Ces deux sentences, dont la première est vraie ou fausse selon les stipulations des traités, et dont la seconde est inexacte[1], étant posées comme des principes indiscutables, il en conclut que les

  1. Nous avons rappelé plus haut que l’article 7 du traité de Paris de 1856 stipule au contraire la garantie en commun des puissances signataires.