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Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 24.djvu/91

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Le prince de Bismarck seul ressentait et laissait voir un contentement sincère et complet. Sans parler des Russes et des Ottomans, aux dépens desquels s’était établi l’accord, et qui, résignés à la surface, gardaient les uns le ressentiment des restrictions imposées à leurs conquêtes ou à leur politique, et les autres, malgré quelques restitutions insuffisantes, l’amertume de tant de clauses humiliantes et onéreuses, les Cabinets même les plus favorisés n’envisageaient pas d’un œil calme les perspectives de l’horizon. L’Autriche appréciait sans doute la possession de la Bosnie-Herzégovine, mais l’adduction de nouveaux élémens slaves dans la monarchie était une grosse entreprise, et surtout qu’adviendrait-il de l’évolution diplomatique dont la conséquence inévitable allait être l’alliance avec l’Allemagne ? L’Angleterre, si heureuse qu’elle fût d’avoir disloqué la Convention de San Stefano, ne se dissimulait pas combien l’état de choses qu’on venait de lui substituer était menaçant et précaire. Si la France avait repris sa place dans le concert européen, l’antithèse des traités de Paris et de Berlin avait renouvelé en elle de sombres souvenirs, et elle se sentait toujours reléguée dans un recueillement forcé. Au fond, tous les plénipotentiaires comprenaient qu’ils avaient seulement masqué et ajourné les grands problèmes, inauguré une situation douteuse, la paix stérile et incolore, maintenu, aigri peut-être en Orient les rivalités séculaires et préparé seulement une nouvelle arène à des ambitions éternelles. En somme, ce qu’on appelle en Allemagne « la constellation européenne » restait à l’état de nébuleuse. Le chancelier allemand au contraire, grandi encore par son rôle présidentiel, n’y avait trouvé qu’honneur et bénéfice : la Russie était en échec ; l’Autriche, entrée désormais dans l’orbite de la politique de Berlin, lui abandonnait le terrain germanique, en développant dans son empire cosmopolite et sans axe les tendances d’un slavisme à la fois faible et agité ; la suprématie de l’Angleterre à Constantinople, atténuée de plus en plus par les légitimes déceptions de la Turquie désemparée, ne devait point gêner l’influence que l’Allemagne voudrait prendre en Orient. Dans le compte général des profits et pertes, le chancelier gagnait beaucoup suivant sa coutume, et le succès ne lui coûtait rien. La séance de la signature était donc pour lui la consécration de son triomphe, et par le concours des circonstances, la vie de cet homme de lutte, promoteur de tant de guerres, était couronnée par une grande scène pacifique.