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peu nerveuse, de lui donner un enfant. Mais nous ne prétendons pas qu’il faille le lui donner tout fait. Ce n’est pas seulement vingt ans qu’a Lucienne : elle a plus que son âge, car les années d’abandon comptent double ; elle a une personnalité qui s’est développée, accentuée par la force de la situation exceptionnelle où elle a grandi. Hélène l’a trouvée charmante, à première vue ; mais c’est que toutes les jeunes filles sont charmantes, à première vue. En admettant même que l’avenir ne fasse pas surgir entre les deux femmes une antipathie bien naturelle, quelle intimité espérer pour elles ? Façonnées par des milieux si différens, elles n’ont probablement ni une idée, ni un goût en commun.

Viennent donc les difficultés, Hélène les accepte d’avance. Elle obéit à l’impulsion de son cœur. Elle agit par amour de l’humanité, par bonté d’âme et charité toute pure. Voilà des vertus que nous ne lui soupçonnions pas. Nous éprouvons en présence de son imprudente générosité la même surprise par laquelle nous accueillons, dans la vie, l’acte qui dément tout un caractère et tout un passé. Le rôle nous paraît contradictoire et le personnage inconséquent. Une femme s’ennuyait ; elle rencontre une fille naturelle de son mari : cette distraction lui suffit. Tout de même, nous avons un peu de peine à croire que la caractéristique de nos contemporaines soit leur sympathie pour les enfans procréés par leur époux avant le mariage.

Que dire des autres rôles ? Lucienne est un composé de toutes les perfections. Jolie, aimable, spirituelle, bien élevée, elle a tout à la fois la douceur, la fierté, l’aisance et le tact. Quant à un certain M. de Clénor, l’homme qui a eu deux duels en un jour, à un M. Serquy, l’industriel fêtard, à une Mme de Bernac, on ne sait ni qui ils sont, ni pourquoi on les a mis dans la pièce, si ce n’est afin qu’ils y tiennent de la place. Pas une minute, nous ne nous intéressons à eux ; et, pas une seconde, nous ne croyons à leur existence. En revanche, deux rôles épisodiques sont très bien venus : celui de Briant père et celui de Mme de Roine. Briant père est un de ces hommes qui, ayant médiocrement réussi dans la vie, ne nous pardonnent pas leurs déboires, et ont adopté, une fois pour toutes, l’attitude de la supériorité et du dédain. Il s’est constitué, au profit de son temps, le critique du nôtre. Et ce qu’il y a de comique, c’est qu’il a continuellement raison ! Tout ce qu’il dit est la vérité même, et l’amertume de ses propos n’est là que pour en assaisonner le bon sens. Quant à Mme de Roine, c’est l’indiscrétion dans la bonté. Elle est de ces gens qui se mêlent irrésistiblement de tout ce qui ne les regarde pas, et qu’un sûr instinct force à dire le mot qu’il