Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 24.djvu/920

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Hélène Briant nous apparaît, dès les premières répliques, nerveuse, agitée, ironique. C’est une femme aigrie par la vie et toute prête à se révolter. Elle approche de la quarantaine, et la crise menace d’être pour elle d’autant plus aiguë que les années déjà vécues lui ont apporté moins de jouissances. Elle n’a pas d’enfans ; elle n’a presque pas de mari, M. Briant n’ayant su ni se faire aimer, ni se faire craindre, et d’ailleurs étant moins un homme qu’un petit garçon qui a peur de son papa. Elle n’a ni intérieur, ni famille. Mais elle a un beau-père : c’est un vieil homme insupportable, maniaque et autoritaire. Elle mène ainsi, dans Besançon, une vie morose, sans intimité, sans confiance et sans joie. Elle songe que, quelques années encore, et la vieillesse commencera. Elle se demande si elle a eu sa part, si elle n’a pas été victime et dupe, si la vie ne lui doit pas une revanche telle quelle. Justement un M. de Clénor, homme à bonnes fortunes, tourne autour d’elle. A défaut d’amour, elle a le désir d’une aventure, le besoin d’une émotion, l’attente de quelque chose d’inconnu. En un mot comme en cent, c’est une femme qui s’ennuie.

A cet instant psychologique, elle reçoit, au cours d’une conversation, sans préparation aucune et à bout portant, cette nouvelle foudroyante : il y a là, tout près d’elle, une jeune fille, qui est la fille naturelle de son mari. Quel sera l’effet de cette brusque révélation ? Et comment ne serait-il pas déplorable ? Ainsi, non content d’avoir un père, voici que Briant a une fille ! Ce n’est pas seulement un pauvre homme, c’est un malhonnête homme ! Il y a gros à parier qu’une telle découverte, dans de telles circonstances, chez une telle femme, si elle n’entraîne pas une catastrophe, en tout cas ne provoquera ni une joie folle ni un irrésistible enthousiasme.

C’est le contraire qui arrive. Tout de suite la « voix du sang » a parlé chez Hélène pour la fille d’une autre. Elle se sent pour cette jeune fille que, ni elle, ni même son mari, n’ont encore vue, un cœur de mère. Elle emmène Lucienne avec elle et ne la quittera plus. Elle l’adopte malgré le père et malgré le grand-père. Elle la leur impose. Elle l’impose à tout le monde et tout de suite. Elle n’admet ni discussion, ni arrangement, ni compromis. Elle se jette dans son bienfait, tête baissée, comme on se jette à l’eau.

Cela nous surprend. Nous n’étions pas préparés. Nous n’arrivons pas à deviner ce qui a pu se passer dans le cœur de cette femme. Si encore on lui amenait une fillette qu’il restât à élever ! elle pourrait espérer de trouver auprès d’elle une illusion de maternité. C’est ainsi que parfois nous conseillons au mari d’une femme que nous voyons un