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souvent aux paroles. Pas l’ombre de pédantisme, aucune revendication bruyante des droits de la femme ; un peu trop de cigarettes peut-être. Les Anglaises d’aujourd’hui fument autant que les Russes.

Ma chambre, à l’étage le plus élevé de la maison, rendu facilement accessible par un ascenseur sans cesse en mouvement, donne comme une loge de théâtre sur le spectacle animé du plus riant quartier de Londres. Il n’y a pas à Paris de rue qui ressemble à Piccadilly, sauf peut-être la rue de Rivoli avec l’horizon du jardin des Tuileries. Cette interminable avenue devient, plus haut, brillamment commerçante, mais elle semble aboutir ici à un coin de campagne boisée. Mes observations commencent de bonne heure, quand les moutons du parc sont seuls éveillés avec moi, bien avant que les omnibus bariolés d’affiches, décorés de drapeaux, se soient mis à défiler tout près les uns des autres. Le grand matin, avec ses lentes vapeurs grises, peu à peu chassées par une lumière diffuse que l’on dirait humide, me fait des récits de misère ; il me raconte l’histoire des pauvres diables assoupis sur les bancs de l’avenue qui sépare le parc de Piccadilly ; leurs épaules veules s’arrondissent sous des vêtemens couleur de terre. Je remarque dans ce silence et cette solitude les moindres objets. Quelle est par exemple sur le boulevard même, cette longue tablette peinte en vert, que soutiennent deux espèces de piliers ? C’est un débris de la vieille Angleterre. À cette tablette les porteurs de fruits et de légumes, en route vers le marché de Drury Lane, s’adossaient jadis pour se reposer un instant du poids de la hotte. Elle reste unique de son espèce ; jadis il y en avait de distance en distance. De même les bornes ont disparu de Paris.

Voici les premières voitures, celles qui ramassent la boue ; elles sont d’une curieuse propreté, bien lavées, bien attelées, harnais enrichis de cuivre. Et maintenant c’en est fait du calme de l’aurore. Incessante procession des omnibus de toute couleur, allant partout, d’abord presque vides, puis chargés sur l’impériale d’hommes qui se précipitent pour deux pence à leurs affaires, de jeunes filles en robes blanches trônant au milieu des annonces : Sergent Bruce, Miss Ella and her Lions, Earl’s Court, les attractions du moment, petits théâtres, expositions populaires ; ou encore drogues et nourriture ; Eno’s fruit salt, Grape nuts, Nestlé milk. Et les couleurs nationales de flotter à la brise.