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pouvait contenir ses larmes, et nous fûmes quelque temps sans parler. »

Lorsqu’ils furent tous un peu remis, Isarn entama son exposé des affaires à régler. À la première pause, Lauzun prit la parole : « — Il me dit assez froidement qu’étant depuis six ans, et commençant la septième, dans une prison fort étroite, n’ayant ouï parler d’affaires depuis un si long espace de temps et n’ayant jamais vu qu’une seule personne, il avait l’esprit si bouché et l’intelligence si obscure qu’il lui était impossible de comprendre rien à tout ce que je lui disais. » Il ajouta des choses affectueuses pour sa sœur, des choses touchantes sur sa douleur d’avoir déplu au Roi, et, s’étant attendri au souvenir de ce maître bien-aimé, il porta son mouchoir à ses yeux, « et l’y laissa longtemps. » Ce spectacle provoqua une telle explosion de larmes et de gémissemens qu’il fut impossible de reprendre la conférence. Lauzun « se retira, sans rien dire, avec M. de Saint-Mars. » On emporta sa sœur évanouie. Le chevalier de Lauzun, malade d’émotion, alla se coucher, et Isarn partagea leur affliction.

Aux séances suivantes, Lauzun répéta qu’il [ne comprenait rien à ce que disait son avocat, mais il lui donnait en même temps ses instructions « avec beaucoup de jugement et de clarté d’esprit. » Il y eut encore des scènes d’attendrissement. Un jour, après en avoir obtenu la permission, « il demanda si sa mère était vivante, » et il n’y eut pas besoin de comédie pour rendre la scène impressionnante. À la dernière entrevue, il chargea sa sœur d’implorer pour lui la pitié du Roi et le pardon de Louvois, en termes humbles et soumis qui annonçaient un vaincu, un homme brisé et désormais inoffensif.

Soit compassion, soit encore, ainsi que le bruit en courut, quelque combinaison mystérieuse, cet appel produisit une série d’adoucissemens qui aboutirent à une demi-liberté. Lauzun en était à donner des dîners et à acheter des chevaux de selle « pour monter dans la cour ou sur les bastions[1], » quand survint un détachement de mousquetaires chargé de le conduire aux eaux de Bourbon, sous prétexte qu’il avait mal au bras. Il quitta Pignerol le 22 avril 1681. Fouquet était mort (23 mars 1680). Il ne restait à Saint-Mars qu’un seul prisonnier de marque : le Masque de fer était depuis quelque temps dans le donjon.

  1. Louvois à Saint-Mars, 28 novembre 1679.