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qu’êtes-vous devenue ? La torture s’est mise à la place jusqu’à vendredi, il faudra la subir et ce jour-là même Dieu sait ce qui m’attend ! N’avais-je pas eu la folie de compter pour ce soir, sur du bonheur ? Ah ! mon ami, je vous pardonne tout, mais que je souffre et quel noir horizon couvre à mes yeux l’avenir !… Enfin je sais mourir.


Vendredi matin.

La nuit est passée, je ne vous dis pas de quelle manière. Qu’importe la douleur ? Quand elle ne tue pas, elle n’est pas assez forte. Je ne fais plus de cas que de celle qui détruit l’existence. Que la mienne est affreuse, cher Alphonse ! vous devriez m’en délivrer par pitié. Plus j’approfondis mes sombres réflexions, plus je sens que le bonheur n’est pas fait pour moi et que le plus grand bienfait que Dieu puisse m’envoyer, c’est de m’appeler à lui. Tant que j’ai pu croire qu’en me résignant à vivre je vous faisais du bien, j’ai pu aller jusqu’à aimer la vie, mais à présent, Alphonse, que vous ne croyez plus à l’amour de votre mère, elle va cesser de vous être nécessaire et alors son sort est tracé. Vous n’exigerez pas qu’elle demeure dans ce monde pour s’y nourrir de larmes. Vous n’avez pas de soupçons, dites-vous, mais vous n’avez pas de confiance, n’est-ce pas la même chose ? Si parce qu’une lettre est arrivée trop tard à la posté, ou que m’étant pénétrée de l’idée que je ne puis être que votre mère, j’ai contraint mon âme à cacher le feu qui la brûle, vous m’avez supposé une froideur impossible ; que puis-je faire pour empêcher que les mêmes pensées vous reviennent et qu’elles nous torturent tous les deux ? Ah ! cher enfant, avez-vous pu le dire qu’au reste vous souhaitiez ce refroidissement et que vous ne m’en aimeriez que plus ? Si vous aviez joui de toute votre raison en écrivant cette lettre, je vous demanderais de n’adopter que des possibilités et de ne jamais me dire : Je vous aimerai davantage quand vous ne m’aimerez plus et que vous serez devenue une femme aussi sèche que je vous ai cru tendre et sensible. (Ici une ligne a disparu effacée par l’usure du papier.) Je crois vous l’avoir déjà dit, je ne comprendrai jamais que le bonheur que vous me souhaiteriez hors de vous soit une preuve d’amour. — Mon amour à moi c’est ma vie et si j’ai quelques vertus bonnes ou sensibles, c’est à lui que je le dois. Otez-le-moi et vous m’ôterez tout le mérite que vous croyez me voir. Je ne serai plus qu’une femme si ordinaire que vous ne me regarderiez plus et vous auriez raison. — Mais il ne dépend, cher Alphonse, ni de vous, ni de Dieu lui-même de m’ôter l’amour que j’ai pour vous. Il est devenu l’essence de ma vie, et quand je quitterai la terre je l’emporterai avec moi. Renoncez donc à détruire un sentiment indestructible. Vous pouvez tout sur moi, hors cela. Si vous l’ordonnez, toute malheureuse que je me trouve en ce moment, je supporterai ma douloureuse existence. Mais si vous voulez qu’elle soit longue, ô mon bien-aimé I prouvez-moi donc qu’elle vous est nécessaire et rendez la moi aussi douce qu’elle m’est quelquefois à charge. Hélas ! pourquoi donc une seule plainte fait-elle sur moi tant d’impression qu’elle éloigne jusqu’au souvenir du bonheur que je vous ai dû jusqu’ici ? C’est que mon âme est faite pour la douleur, qu’elle est à peine accessible à la joie et que le bonheur ne me parait que comme une ombre qui s’évanouit. Ah !