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parlementaire avec le suffrage universel à la base électorale, en un mot l’introduction immédiate en Russie, sans préparation ni transition, des organisations politiques de l’Europe occidentale. En tenant ce langage, parlait-il au nom des ouvriers ? Ne parlait-il pas plutôt au nom de réformateurs politiques qui appartiennent à une autre catégorie sociale et qui se servaient des ouvriers pour imposer leurs revendications ? « Si vous ne répondez pas à notre prière, concluait-il, nous mourrons sur cette place. Nous n’en avons pas d’autre où aller, et deux routes seulement nous sont ouvertes : celle qui conduit à la liberté et au bonheur, et celle qui conduit au tombeau. Si nos existences doivent être offertes en sacrifice pour les souffrances de la Russie, ce sacrifice, nous ne le regrettons pas : nous le ferons volontiers. »

Hélas ! le pope Gapone ne croyait peut-être pas si bien dire. Lorsque, le 22 janvier, les ouvriers se sont pressés par milliers autour du Palais d’Hiver, l’Empereur n’y était pas ; mais il y avait des régimens qui les ont reçus à coups de feu. Combien sont morts et combien blessés ? On ne le saura probablement jamais : toutefois les premiers chiffres publiés paraissent avoir été exagérés. L’opinion la plus répandue en Europe est que ces malheureux, à quelques suggestions confuses qu’ils aient obéi, ne méritaient pas un traitement aussi rigoureux. Leur nombre même était incontestablement une menace, et leur foule se composait d’élémens trop divers pour que quelques-uns ne fussent pas dangereux. Mais ils n’étaient pas armés. Ils marchaient avec une confiance naïve, qui l’était peut-être moins chez ceux qui les conduisaient. Il y avait dans la rue, dans les jardins publics, des femmes et des enfans. Toute cette foule, imprudente et curieuse, ne prévoyait rien de ce qui allait se passer. Si le gouvernement impérial était résolu à répondre aux ouvriers par un refus de les recevoir et par des sommations de se disperser, on peut discuter si c’était la meilleure conduite à suivre, mais, en tout cas, il aurait fallu faire connaître cette résolution longtemps d’avance, l’annoncer très haut et empêcher la foule de se presser autour du Palais d’Hiver. L’attitude du gouvernement, depuis plusieurs mois, avait paru indiquer chez lui des intentions plus conciliantes. Une liberté relative avait été laissée aux journaux. Les tendances réformatrices n’avaient été nullement découragées. Aussi rien ne permettait de prévoir la brusquerie et la rudesse de la répression. Et comme il est impossible de croire à un parti pris, le plus probable est que, jusqu’à la veille et peut-être jusqu’au jour de l’exécution, la politique impériale a été livrée à des hésitations