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I

Les raisons qui légitiment en politique l’action de l’État par la loi dans le domaine du travail, — ou plutôt les raisons pour lesquelles il serait, si l’on ose le dire, vain et superflu de s’ingénier à légitimer cette action, — ont été déjà maintes fois données[1]. Une sorte de question préalable a jusque-là paru dominer tout le sujet ; et il se peut qu’en effet une telle question se pose tant qu’on ne considère que l’Etat abstrait et de tous les temps ; mais elle ne se pose point lorsque l’on considère l’Etat de ce temps-ci, pris dans la forme de sa réalisation concrète. C’est une autre question qui se pose : « Comment le Travail, comment le Nombre, comment le peuple devenu l’Etat résoudra-t-il l’antinomie entre sa « misère » et sa « souveraineté ? » Comment ne serait-il pas emporté de toute sa puissance à la résoudre par la législation ? Tocqueville l’avait bien senti, et les vrais hommes d’État de l’Europe contemporaine, si conservateurs qu’ils puissent être, un Canovas, un Bismarck même, l’ont bien vu. Tant de choses ont changé depuis 1848 que tout est changé. Révolution politique et économique, psychologique aussi, et mentale, et morale ; révolution de la matière, de la chair, de l’esprit et de la conscience.


Tandis que par de tels écueils, — ainsi s’exprimait, à l’Ateneo de Madrid, en 1890, M. Canovas del Castillo, — tandis qu’à travers ces écueils court si diverse et si trouble la science économique, les masses productrices et consommatrices, du sort desquelles elle prétend disposer encore, s’agitent sans obéir à aucune loi certaine, à la manière du vaste et profond Océan, laissant entendre constamment, comme lui, une rumeur sourde, qui ne permet pas aux populations maritimes d’oublier un seul moment la menace suspendue sur leur existence. Dans cette mer humaine, l’utopie joue le rôle du vent déchaîné ; mais, après tout, je n’ai jamais éprouvé l’horreur que d’autres éprouvent pour les utopistes nourris du lait de la moderne égalité. L’horreur, le dédain, je les garderai pour les inspirateurs et les rédacteurs des principes chimériques de 1789 et pour leurs propagateurs intéressés ou superficiels. L’égalité absolue une fois enseignée dans les chaires officielles, insérée dans les codes, introduite dans les lois électorales et de procédure comme un dogme qui réclame la soumission de tous, qui donc, ayant participé à une pareille œuvre, peut maintenant venir avec une impertinente indignation en récuser les conséquences inévitables ? La philosophie

  1. Voyez la Revue des 15 décembre 1900, 15 mars, 1er août et 1er novembre 1901.