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matérialiste ou sceptique, qui dans une si grande mesure a réussi à chasser Dieu du gouvernement des choses humaines ; la jurisprudence, dite « moderne » par antiphrase, qui admet avec tant de peine que quelque parcelle d’autorité et d’honneur, acquise par les ancêtres, se transmette aux descendans, sauf la seule exception de la propriété justinienne et du capital ; la politique positive qui accorde à tous les mâles une capacité identique à légiférer et à disposer de la destinée des peuples, sans autre condition que d’être nés et arrivés à un âge arbitrairement fixé ; philosophie, jurisprudence ou politique, de quoi se plaignent-elles ? Elles sont de tout point incompétentes aujourd’hui pour repousser des idées que mieux que d’autres comprend la multitude, et qui séduisent naturellement sa volonté, lui promettant moins de douleurs et plus de joies, soit collectivement, soit individuellement, en cette vie supposée unique. Jouir autant qu’on le peut ; n’espérer d’aucune action plus de prix que l’argent comptant dont elle se paye ; ne respecter d’autre supériorité que celle du nombre ; ne réputer juste que ce que la majorité désire ; ne point consentir enfin à ce que l’égalité du vote, dont, à tout prendre, naissent les lois, soit comme tournée en dérision par l’inégalité des fortunes : tout cela est dans le programme de 1789, et aussi, qu’on le veuille ou non, dans celui de la démocratie pure. Que nous allions ainsi à l’inconnu, c’est hors de doute ; mais il n’est plus temps de le regretter, il n’y a plus qu’à marcher virilement[1].


On serait mal venu à vouloir indéfiniment contenir, en vertu de « la discipline sociale, » ceux dont on a d’abord proclamé « la souveraineté. »


La discipline sociale, comme toute discipline, est une bonne chose ; mais quand a-t-on vu qu’elle s’applique en toute rigueur au chef ou souverain ? D’autre part, c’est par la force seulement qu’en pratique s’impose et se maintient la discipline, et, en principe, toute démocratie pure fait résider la force dans la majorité. Je sais bien que les multitudes ouvrières se trompent de beaucoup sur leur pouvoir matériel ; mais cela tient à ce que nulle part ne sont complètes les institutions démocratiques. Que s’il s’agit de force positive et organique, elle est encore du côté des gouvernemens constitués ; .. Pendant longtemps encore, pour toujours peut-être, les armées seront un robuste soutien de l’ordre social, une digue invincible aux tentatives illégales du prolétariat, qui ne réussira qu’à dépenser son sang dans des batailles inégales. Et il faut compter aussi, pour rassurer les classes possédantes, sur les divisions personnelles presque irrémédiables et l’esprit de discorde qui naissent si facilement parmi les foules…

Je n’entends donc pas, — bien loin de là, — que la question ouvrière puisse aisément engendrer l’anarchie, c’est-à-dire une confusion barbare où naufragerait une fois de plus, pour revenir au rivage, Dieu sait quand et comment, la civilisation universelle. Mais ce n’est point, en somme, le

  1. Voyez Obras de D. Antonio Canovas del Castillo. — Problemas contemporaneos, t. III. La cuestión obrera y su nuevo carácter, p. 489-490 ; Madrid, M. Tello ; 1890.