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serpentent ou se prolongent avec une rigueur géométrique. On dirait le dessin capricieux des veines au cœur d’un gigantesque chêne et parfois aussi d’étranges figures que le temps et la suie se seraient amusés à tracer sur de vieilles murailles. Cette basilique, qui semble sortir d’une fouille prodigieuse, est pleine de trous, de crevasses, de décombres. Mais lorsque la lumière que se projette sur un de ces décombres, dalle polie ou monceau de pavés, vous croiriez que la pioche a déterré un trésor de pierreries, tant cette blancheur étincelle. Plus loin, tout est sombre, murs et éboulemens. C’est le sel noir dont on use d’ordinaire pour les animaux : ses blocs ressemblent à des ruines d’incendie. Et partout voltige un gaz léger dont l’acre odeur vous pique les lèvres et la gorge. Les ouvriers, sous leurs longues blouses blanches barrées d’une ceinture rouge, commencent par découper dans le sol une énorme table qui pèserait environ quinze cents kilogrammes ; puis ils enfoncent dessous de gros leviers de bois et s’y appuient en cadence jusqu’à la soulever de terre ; ensuite ils la morcellent. Dans les autres mines on emploie des forçats à ce travail pénible, mais simple. Ici, ce sont des ouvriers, tous Roumains. L’État les paie environ deux francs par jour. Ils sont en général mariés et pères d’une nombreuse famille. Comment vivent-ils ? Je le demandai à l’ingénieur, et l’ingénieur se le demandait à lui-même. Tant il y a qu’ils vivent ; et j’ai rarement rencontré une assemblée de jeunes hommes au visage plus ouvert et plus intelligent. J’avais déjà remarqué combien le Roumain du peuple a l’air décidé, surtout si on le compare au Serbe et à l’épais Bulgare. Point de brume dans ses yeux, mais de la hardiesse mêlée à de la douceur et, inconscient ou non, le goût des idées claires.

Comme je sortais de la mine, je contemplai un instant le panorama de cette petite ville d’industrie et de plaisir, et je vis une grande maison neuve, la plus belle du pays. C’était le pénitencier. J’admirai le souci qu’on avait eu des pauvres malfaiteurs ; mais on me fit observer que je devais garder mon admiration pour la prison de Doftana. D’où vient que tous les peuples jeunes qui entrent en coup de vent dans la civilisation n’ont rien de plus pressé que de loger superbement et de traiter magnifiquement leurs plus insignes faussaires, voleurs et assassins ? Je conviens qu’ils ont à faire oublier les derniers cinquante ans de supplices et de tortures qui les distinguent des vieilles nations. Mais les