Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 25.djvu/868

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

suite avec le pouce rapide de l’orthodoxe qui semble décrire un éclair et vous fait cligner des yeux. Au milieu de la nef, devant l’iconostase, où chantaient cinq ou six popes revêtus de chapes éclatantes, le mort était couché dans sa bière ouverte. C’était un vieux maigre paysan dont le visage grimaçait comme s’il fût tombé dans une ornière et qu’une paralysie subite l’eût empêché de se relever. Son chapeau mou avait glissé sur son épaule. Ses mains aplaties tenaient, sans la presser, une sainte image, et je distinguai entre ses doigts la pièce de monnaie blanche dont ses lointains aïeux de Rome avaient coutume de payer le passeur du Styx. Derrière lui, dans un panier, on avait déposé un grand gâteau, une carafe aux deux tiers remplie de vin, et des cierges. Cette cérémonie avait un air barbare.

L’homme qui entrait ainsi dans la mort était un moshneane, et ce furent des moshnéni qui, au sortir de l’église, nous conduisirent chez eux. Si vous demandiez à un tzigane ce qu’est un moshneane, il vous répondrait : « C’est un campagnard qui, pour aller aux champs, enveloppe le fer de sa houe dans son mouchoir de poche. » On ne saurait mieux dire. Le moshneane, paysan noble, se sert de la houe, mais il aime à lui donner l’apparence désintéressée d’une canne de gentilhomme. La Roumanie n’a pas de noblesse plus authentique ni plus roumaine que ces paysans, comme l’étaient nos hôtes qui, depuis trois cent soixante-dix ans, se transmettaient dans ce canton montagneux des terres achetées, conquises, ou obtenues en récompense par leurs ancêtres. Tandis qu’autour d’eux les paysans roumani ou vecini aliénaient peu à peu leur personnalité juridique, et que, afin de les attacher à une terre d’où les vexations et les indignes traitemens les poussaient à s’exiler, des mesures politiques les réduisaient au servage, les moshnéni gardaient leur propriété sur laquelle les boyars n’avaient aucun droit réel. Mais ils étaient tenus de s’équiper en temps de guerre et de servir à leurs frais dans la cavalerie. Et beaucoup d’entre eux, ruinés par une trop longue absence, se vendaient, eux et leurs biens, aux seigneurs et aux monastères. Ceux qui échappaient à cette dévastation, nombreux encore, formaient des communautés, où les propriétés se léguaient toujours indivises, et qui rappelaient le mir russe, avec cette différence toutefois qu’en Russie la terre appartient à la commune et qu’ici elle appartenait à la famille.

Je ne conçois guère de plus belle noblesse que celle des gens