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qui, pendant trois ou quatre siècles, ont rempli la même tâche. Si humble qu’il soit, leur métier leur devient une magistrature. Les moshnéni sont l’honneur de la glèbe et de la montagne roumaines. Ils n’ont point quitté le costume national. Le mari portait l’étroit veston noir par-dessus la chemise tombante ; la femme, le corsage, la jupe et le double tablier enrichis de broderies en laine rouge et bleue. Un long voile blanc pailleté d’or, rejeté sur son dos, découvrait sa figure un peu grasse, d’une beauté tout italienne. Son beau-père vint aussi, vieil homme souriant et de noble prestance, la peau de mouton brodée suspendue à ses épaules comme une pelisse de hussard. Leur intérieur, aux plafonds bas, était tendu de tapisseries. On ne voyait et l’on ne foulait que des travaux faits à la maison, des fantaisies traditionnelles que de belles mains potelées avaient tissées durant les jours d’hiver. Les brebis avaient donné leur toison ; le lin des toiles écrues, la douceur de ses reflets nacrés ; et la gerbe de blé, son or. Des générations avaient usé le rebord des escaliers de bois. Et l’on sentait partout la probité des anciens labeurs. Leur politesse n’avait rien d’obséquieux ; et, bien que la personne que j’accompagnais appartînt à l’aristocratie la plus illustre du pays, ces descendans de francs tenanciers la traitaient d’égal à égal, avec une aisance parfaite.

Ils nous menèrent visiter la plus antique des trois églises que possède ce bourg de quinze cents âmes, — les habitans en désireraient même une quatrième, — et quand nous eûmes admiré de vieilles peintures murales, où les débauchés pris en flagrant délit sont traînés de leur lit à l’enfer, la femme du pope nous introduisit dans son logis également tapissé de broderies et de beaux tissus. Le long des rues, les enfans s’en retournaient des funérailles, un cierge dans une main, et, dans l’autre, un morceau de pain, de ce pain du mort qu’après la cérémonie on leur avait distribué. Nous repartîmes.

— Vous avez vu, me disait quelques jours plus tard un des rares Roumains dont les papiers de noblesse remontent au XIVe siècle et qui accuse les révolutionnaires d’avoir ignoré les traditions du pays, vous avez vu dans ces moshnéni les déplorables victimes de nos erreurs. L’exemple de ces communautés qui, pendant des siècles, ont respecté le droit du plus faible, devaient nous éclairer, lorsque nous avons si sottement entrepris de faire passer notre peuple du servage à la propriété indi-