Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 26.djvu/124

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


II

Du roman à la critique, et de la critique au roman, la distance, à présent, n’est pas grande. Les deux genres se sont si bien transformés depuis trente ans, qu’en partant de points très éloignés, ils sont venus se rencontrer sur le même terrain… Si le roman s’emploie à nous montrer ce que nous sommes, la critique s’emploie à nous montrer ce que nous avons été. L’un et l’autre sont maintenant une grande enquête sur l’homme, sur toutes les variétés, toutes les situations, toutes les floraisons, toutes les dégénérescences de la nature humaine. Par leur sérieux, par leur méthode, par leur exactitude rigoureuse, par leur avenir et leurs espérances, tous deux se rapprochent de la science. On peut blâmer une pareille tendance, mais on ne peut nier qu’elle ne soit dominante, ni contester qu’au bout d’un ou deux siècles l’enquête poursuivie sur tous les points du présent et du passé, ordonnée en système, assurée par des vérifications constantes, ne doive renouveler les conceptions les plus importantes de l’esprit humain.


Ces lignes sont de Taine, — dans un article peu connu, qui ne figure que dans la seconde édition des Essais de critique et d’histoire, — et elles sont datées de14865. Elles auraient bien surpris un Balzac ou un Victor Hugo ; elles auraient moins scandalisé un Flaubert. « Vous me parlez, écrivait ce dernier à George Sand, vous me parlez de la critique dans votre dernière lettre, en me disant qu’elle disparaîtra prochainement. Je crois au contraire qu’elle est tout au plus à son aurore. » Et à la façon dont il parlait de cette critique nouvelle, il est aisé de voir que la sympathie et la déférence réciproques ont désormais remplacé les superbes railleries d’autrefois. C’est que de puissans esprits, de rares écrivains ont passé par là. Taine, né philosophe, et obligé par les circonstances de se consacrer tout d’abord aux lettres, dès son premier livre, s’efforce de « faire de la critique une recherche philosophique ; » il y réussit, et de cet effort, la critique sort entièrement renouvelée. Renan, que les nécessités de la vie quotidienne, les conseils d’Augustin Thierry et le désir de se faire connaître du grand public ont tourné vers la critique, a dit bien souvent en quelle haute estime il tenait ce genre, qu’il a d’ailleurs renouvelé lui aussi et si remarquablement pratiqué. C’est la critique, déclarait-il, qui seule peut empêcher le monde « d’être dévoré par le charlatanisme. » Et n’allait-il pas, dans sa ferveur pour elle, jusqu’à écrire : « L’étude de l’histoire littéraire est destinée à remplacer en grande partie la lecture directe