Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 26.djvu/123

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’Abbaye au Bois ; on commence enfin à les traiter comme de véritables hommes de lettres.

Et cependant, même alors, on ne les considère pas toujours, ils ne se considèrent pas eux-mêmes comme les égaux des grands écrivains qu’ils coudoient, et qui, parfois, daignent les honorer de quelques conseils. On sait tout le mépris que les romantiques ont professé pour la critique, « puissance des impuissans, » comme l’appelait Lamartine, et pour tous ceux qui la représentaient ; et Ton se rappelle les amusantes déclamations de la Préface de Cromwell. Les critiques les plus indépendans n’ont d’ailleurs que trop encouragé cette manière de voir. Ils n’ont pas pris leur art ou leur mission suffisamment au sérieux. La critique a trop souvent été pour Villemain un prétexte à des digressions politiques, en attendant qu’elle lui fût un moyen de jouer à son tour un rôle politique. Et Nisard, le classique Nisard, l’auteur des Poètes latins de la décadence, veut-on le voir dans la vérité de son attitude à l’égard d’un poète, et d’un grand poète ? Qu’on lise certaine Préface, — qu’il a jugé bon de ne pas réunir en volume, — et qu’il a écrite pour un recueil d’articles sur les Mémoires d’Outre-Tombe. Je n’en veux détacher que ces lignes significatives. Nisard se représente admis à feuilleter le manuscrit des Mémoires, et, au moment de prendre congé, exprimant son admiration à Chateaubriand :


Et moi, écrit-il, j’éprouvais, faut-il le dire, une joie exquise de voir qu’un homme chétif, n’ayant que le don de sentir vivement les œuvres du génie, et celui, plus rare peut-être, de savoir pourquoi ses écrits n’en sont pas, et d’en prendre son parti, pouvait, par un accent sincère, avoir prise un moment sur un homme supérieur, et comment il n’était pas impossible que le rat donnât du cœur au lion


Ces lignes sont datées de 1834. À cette époque, la critique a enfin conquis son droit à l’existence. Elle existe comme un genre à part ; mais, de l’aveu de tous, et des critiques eux-mêmes, elle est un genre inférieur. On lui appliquerait volontiers la définition qu’au XVIIIe siècle Voltaire donnait du roman : « la production d’un esprit faible, écrivant avec facilité des choses indignes d’être lues par des esprits sérieux. » Et, de fait, elle est exactement dans l’état où était en France, avant Rousseau, le genre du roman. On lui reconnaît le droit de vivre de sa vie propre : elle n’a pas encore ses lettres de noblesse.