Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 26.djvu/181

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sens que certaines conditions naturelles y déterminent certains régimes sociaux et fixent aux migrations des peuples des routes invariables ; mais, là où vit l’humanité, l’immobilité ne saurait exister : l’Asie est le pays des évolutions lentes et profondes, qui mettent des siècles à s’épanouir, mais qui changent la face du monde. Le XIIIe siècle a été, pour l’Asie, une époque de crise. Sous les pas des chevaux mongols, des empires naissent, d’autres s’écroulent ; le vieux continent s’agite en d’effroyables convulsions ; l’effort de la race turco-mongole vers l’unité, préparé par de longues générations, aboutit à la carrière prodigieuse du Tchinghiz Khan. C’est aussi le temps où, entre les trois grandes religions qui se partagent le monde, la lutte reste encore indécise. Mais, à mesure que l’œuvre de l’Empereur Inflexible s’effrite sous l’action des forces dissociantes, la Chine et le bouddhisme d’un côté, l’Islam de l’autre, donnent à l’Asie la forme, l’organisation sociale, politique et religieuse qu’elle devait conserver hiératiquement jusqu’à nos jours. L’Europe a assisté à ces secousses terribles, elle en a été ébranlée, mais nous avons vu aussi qu’elle a su en profiter : Pékin et la Chine n’étaient pas, à cette époque, des pays ignorés des marchands ou des voyageurs européens ; entre Extrême-Orient et Occident, des relations régulières s’étaient établies. Ces temps sont revenus ; mais il semble qu’aujourd’hui les évolutions historiques règlent leur allure sur celle des locomotives et des bateaux à vapeur ; les événemens se précipitent avec une déconcertante rapidité. Sur la route que suivirent les régimens invincibles de Djébé et de Souboutaï, le chemin de fer transporte, en sens inverse, des masses de troupes qui vont à de lointaines batailles dont on ne saurait encore prévoir le résultat. Qu’en adviendra-t-il pour l’Europe ? Doit-elle en redouter les conséquences, en sera-t-elle victime comme le furent la Russie, la Pologne et la Hongrie, ou bien saura-t-elle, comme le fit Venise, en tirer avantage ? C’est l’angoissant mystère de l’avenir. En tout cas, la poussée russe et le canon d’une guerre atroce ont rouvert l’ère inquiétante des révolutions de l’Asie.


RENE PINON.