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En résumé, à ton âge, on a déjà un grand fonds dans l’esprit. Mais il est flottant, parce qu’on n’a pas la forme. C’est le chaos, où tous les élémens de la création existaient bien, mais qui n’était, comme dit Ovide, que rudis indigestaque moles… Quand la forme est venue, on est tout surpris de voir ce que le fonds produit, et on se découvre soi-même après s’être ignoré longtemps. On s’en veut alors pour le temps perdu, et on ne trouve plus la vie assez longue pour tout ce qu’on voudrait tirer de soi. Avec ou sans grand talent, avec ou sans profit d’argent, avec ou sans réputation, n’est-ce pas un immense résultat obtenu, une victoire sur les ennuis, les déceptions, les langueurs et les chagrins de la vie ? La vie ne peut pas changer pour nous et autour de nous. Tous, nous sommes condamnés à en souffrir plus ou moins. Mais nous pouvons agir sur nous-mêmes, nous nous appartenons, nous pouvons nous transformer, nous fortifier, et nous faire, du travail et de la réflexion, une arme ou une cuirasse. Moi, je crois que tu aurais facilement du talent, et que le goût du talent te créerait l’habitude de la réflexion. Eh bien, la réflexion nous suit et nous occupe partout, à cheval comme à pied, dans le monde comme dans la solitude. Tu ne t’ennuies que parce que beaucoup de réflexions t’oppressent sans se coordonner, et cela le donne quelquefois des apparences d’irréflexion qui trompent sur ta véritable nature. Je t’ai vue, enfant, parfois si grave et si avancée, que jamais je ne croirai que cela doive aboutir à faire de toi une lionne. Cela peut t’amuser huit jours, et arriver vite à te lasser singulièrement.

Ne prends pas tout cela pour un sermon, et n’en garde que ce qui t’ira et te paraîtra juste. Si tu essaies de ranger quelques réflexions, ou un récit ou n’importe quoi sur un bout de papier, envoie-le-moi, et je ne te dirai pas c’est mal ou c’est bien, mais : voilà ce que tu voulais dire et tu ne l’as pas dit, ou bien : tu as dit là-dessus plus que tu n’en penses, car cela arrive souvent quand on tâtonne. Ton affaire, si tu t’y mets, c’est, je le répète, de chercher la forme pour commencer. Si je te montrais mes premiers essais, cela te ferait bien rire, et te donnerait grand courage.


À ces conseils précis, directement sollicités, Solange ne répond qu’avec mollesse. Et là-dessus la mère redouble d’avertissemens pénétrans, d’encouragemens virils et généreux :


Je te rabâche qu’il faut t’occuper, mettre moins de ta vie dans des choses frivoles qu’un rien peut détruire, tandis que le travail est toujours comme une main rude, mais fidèle. Au reste, que veux-tu ? La jeunesse est certainement un âge de souffrance. On ne peut pas se persuader que certains rêves sont des rêves ; et si tu te creuses la tête autant que j’ai fait à ton âge, tu n’as pas fini ! Je n’ai vraiment commencé à pouvoir vivre que le jour où j’ai travaillé pour vivre. Il y a toujours aussi un certain bonheur domestique qu’on se fait à soi-même selon les conditions où cela se trouve ; car c’est fort varié, les caractères et les existences ! Tu m’as dit toujours que l’on mari t’aimait et tout le monde me l’a dit. Ta Nini est charmante et pousse bien. C’est quelque chose. Tu n’es pas laide, tu n’es pas bête. Tu te porterais bien si tu voulais t’en donner la peine. Les plus grands malheurs