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siècle avait à présent succédé le protestantisme. Un vent de rénovation religieuse et morale soulevait les âmes des bourgeois franconiens ; et l’âme profonde, toujours impressionnable du peintre, ne pouvait pas tarder à s’y abandonner. Brusquement, Dürer s’apercevait de l’état de corruption où était tombée l’Église du Christ. Il s’indignait des scandales de la cour romaine, que lui dénonçait, à toute heure, une éloquente légion de moines défroqués ; il s’exaltait à la lecture des pamphlets enflammés de Luther : sans que d’ailleurs sa conversion l’empêchât, jusqu’au bout, de faire ses Pâques et de réciter son rosaire. Mais, si fervente qu’ail été cette conversion, il n’en avait pas moins à souffrir de l’un des effets les plus immédiats de l’esprit nouveau, qui était de mettre les chrétiens en méfiance contre la vanité des arts et leur idolâtrie. Luther lui-même, malgré son cœur de poète, et tout en n’ayant point le courage de les excommunier expressément, se fâchait de leurs vastes ambitions et du développement excessif qu’il leur voyait prendre ; et nombreux étaient déjà les disciples qui, plus hardis, prêchaient la dévastation des « temples de Baal. » Finies les généreuses commandes de grands tableaux votifs et de Vierges d’oratoire ! Plus d’occasions à espérer désormais, pour Dürer, d’appliquer et d’approfondir les précieux secrets rapportés de Venise ! La peinture allemande mourait, sous ses yeux étonnés, juste à l’heure où son génie s’apprêtait à l’animer d’une vie supérieure ; et quand, ensuite, un heureux hasard lui permit de rencontrer un prince disposé à l’employer, ce prince extravagant ne trouva point de meilleur emploi à faire de son génie que de lui commander, — de commander à ce maître-peintre, alors dans tout le plein de son pouvoir créateur, — doux énormes et ineptes séries de gravures sur bois, une porte triomphale, et un carrousel !

Ainsi s’explique cette chose étonnante et lamentable : que, à quarante ans, après avoir peint sa superbe Trinité de Vienne, Dürer ait presque entièrement renoncé à peindre. Mais sans doute il n’aura pas eu la force de renoncer, du même coup, à poursuivre le beau rêve qui, dès l’enfance, l’avait fasciné, son rêve de tirer, de la nature, « l’art caché en elle : » si bien que, ne pouvant plus peindre, il tenta d’écrire. Chroniques, poèmes, traités de dessin et de perspective, dans tous les-genres il voulut s’essayer, y mettant toujours l’invention la plus originale et la plus ferme raison, comme aussi, malheureusement, la fâcheuse inexpérience professionnelle de l’illettré qu’il était. Son œuvre littéraire, faite d’ailleurs à peu près tout entière de fragmens et d’ébauches, abonde en trouvailles merveilleuses de pensée ou de