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Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 26.djvu/525

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dans la ville de Roanne, où il vécut de longues années dans l’ombre et la retraite[1], ignoré, silencieux, et ne tenant, semble-t-il, aucune place dans l’existence des siens. La comtesse d’Albon, au contraire, continua d’habiter dans ses terres de famille, le plus souvent en son château d’Avauges, et quelquefois à Lyon, où elle possédait un hôtel. Restée seule à trente ans, jolie, aimante et romanesque, — telle la révèle le peu que l’on sait sur son compte, — il était à prévoir que, de quelque façon, elle comblerait le vide de son cœur. De fait, peu d’années s’écoulèrent sans qu’elle contractât une liaison, liaison longue et sérieuse, et presque publiquement avouée, comme il était alors d’usage. Ne sommes-nous pas en effet dans un temps où la vertu, pour la plupart des femmes, consiste à n’avoir qu’un amant, et la morale à lui rester fidèle ? un temps où, dans un recueil de conseils, une sorte de guide de conscience, écrit par une plume féminine, on lit ces lignes ingénues : « Madame a-t-elle un amant ! On demande quel il est ; la réputation d’une femme dépend de la réponse qu’on va faire. Dans le siècle où nous vivons, ce n’est pas tant notre attachement qui nous déshonore que son objet. » Un temps enfin où Bachaumont, rédigeant ses Mémoires, discute avec sérénité la question de savoir s’il est le fils du mari de sa mère ou d’un parent qui fréquentait chez elle, et se décide d’après la ressemblance[2]. Quoi qu’il en soit, et que l’histoire ait ou non causé du scandale, il est certain qu’elle fit du bruit dans tout le voisinage ; et dans la ville de Lyon, au témoignage de Mme du Deffand, « il n’y avait personne » qui ne fût au courant de cette amoureuse aventure.

Julie de Lespinasse fut, comme nous l’avons vu, le gage de cet attachement, mais non le seul ni le premier. Le 14 juin 1731, Mme d’Albon mettait au monde un fils, auquel, en guise de signature, elle donnait son prénom d’Hilaire, et qui fut baptisé à Lyon dans la paroisse de Saint-Nizier, comme « fils de Jean Hubert, marchand, et de Catherine Blando[3]. » Disons dès à présent que, dans l’histoire qui nous occupe, cet enfant ne joue aucun rôle. Il fut élevé secrètement, à l’écart, dans quelque monastère de Lyon. A l’âge de dix-huit ans, le 13 avril 1750,

  1. Le comte d’Albon mourut à Roanne en 1771 (Journal inédit du marquis de Vichy).
  2. Portraits intimes du XVIIIe siècle, par Goncourt.
  3. Registre paroissial de l’église Saint-Nizier, à Lyon.