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les plus grandes précautions contre tous ceux qui la viendraient voir au couvent, de ne prendre aucune nourriture que celle de la maison, de ne recevoir ni bonbons ni bouquets, de ne sortir sous aucun prétexte… » Grimm, plus bref, n’est guère mieux informé : « Elle était fille de la comtesse d’Albon, qui n’a jamais osé la reconnaître, et dont elle n’a jamais voulu recevoir aucun bienfait depuis qu’elle a senti le prix de ce qui lui a été refusé… » Tous ces récits contiennent presque autant d’erreurs que de mots ; la vérité, plus simple, est beaucoup moins tragique.

Loin d’être reléguée dans un cloître lointain, Julie fut, au contraire, dès le berceau, recueillie par sa mère, qui la prit sous son toit, et « l’éleva presque publiquement, » sans se soucier des commentaires. Tel est le témoignage formel d’un homme qui tenait toute l’histoire de la bouche même de Mlle de Lespinasse, et cette assertion de Guibert est confirmée de point en point par Mme du Deffand comme par les pièces nouvelles qui m’ont été communiquées[1]. Nulle différence de traitement ni d’éducation, dans cette première période, entre la fille bâtarde et les enfans nés du mariage, sauf peut-être une tendresse plus grande envers celle qui à l’amour seul devait son existence. La résidence accoutumée de la comtesse d’Albon était alors le vieux manoir d’Avauges, sur la route de Lyon à Tarare, demeure qu’elle tenait de sa famille et où ses ascendans avaient vécu de père en fils depuis le XVIe siècle, après la destruction de leur château de Saint-Forgeux. Avauges, à ce moment, gardait encore ses remparts, ses fossés et ses tours, tout son appareil féodal de forteresse du moyen âge, que remplaça quelques années plus tard une construction Louis XV, moins grandiose à coup sûr, mais plus en harmonie avec les mœurs et les idées modernes[2]. De l’ancienne citadelle, il ne subsiste aujourd’hui rien ; mais ce à quoi n’a pu toucher la pioche des démolisseurs, c’est la situation charmante dans la fertile vallée qu’arrosent les eaux de la Turdine, c’est le panorama splendide que forment à l’horizon les monts Tarare, de Saint-Loup et de Saint-Romain, sommets luxurians de verdure de la chaîne du Forez.

  1. Consultation juridique demandée en 1772 par le comte d’Albon. Il y est constaté en toutes lettres que Mlle de Lespinasse reçut dès l’enfance les plus tendres soins de sa mère, à l’égal de son frère et de sa sœur légitimes. — Archives du château d’Avauges.
  2. La reconstruction du château d’Avauges date de 1765.