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Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 26.djvu/534

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En cette seigneuriale demeure, Julie de Lespinasse vit s’écouler le matin de sa vie. - Des deux enfans légitimes de la comtesse d’Albon, Diane, de seize ans l’aînée de sa sœur naturelle, était d’un âge qui excluait entre elles toute intimité d’âme et toute camaraderie, mais Camille, né en 1724, n’était encore qu’un enfant et partageait ses jeux. « Elle passa sa jeunesse avec lui, » dit Mme du Deffand. De ces amusemens en commun, de cette familiarité de l’enfance, de ces premiers souvenirs si puissans sur le cœur, naquit une affection sincère et réciproque, qui survécut à leur séparation, et qu’un cruel dissentiment put seul altérer par la suite. Cette vie, somme toute, paisible et douce, se poursuivit environ huit années. Deux événemens, survenus coup sur coup, vinrent en rompre le cours : ce furent l’entrée de Camille au service et le mariage de Diane avec-Gaspard de Vichy. Le départ de Camille n’eut d’autre effet sur le sort de Julie que de rembrunir ses journées, en la privant d’un compagnon joyeux et en la condamnant à la vie monotone d’une enfant solitaire ; mais le mariage de sa sœur, célébré à Avauges le 18 novembre 1739, eut pour elle des suites plus funestes, et l’on peut dater de ce jour le commencement de ses malheurs.

Nul doute qu’une telle union n’ait pu se décider ni se conclure sans coûter à Mme d’Albon bien des remords et bien des larmes. Sur les luttes qu’elle eut à soutenir, sur les angoisses, les combats intérieurs qui déchirèrent son cœur, nous sommes réduits aux conjectures ; mais on mesure la profondeur et l’acuité de ses souffrances à la transformation qui s’opéra dès lors en elle. De tendre, elle devint exaltée ; de rêveuse, elle devint mystique ; sa mélancolie naturelle tourna en sombre désespoir. Demeurée seule avec l’enfant qui sans cesse lui rappelait sa faute, elle semblait prévoir quels orages fondraient un jour sur cette tête délicate ; et elle se reprochait les peines et les désillusions futures d’une âme trop semblable à la sienne. Déjà malade et pressentant sa fin prochaine, la destinée de l’orpheline se dessinait nettement à ses yeux : ou l’abandon complet ; ou un refuge, pire encore que la solitude, auprès d’un père indifférent, obligé de la méconnaître, pour lequel elle serait une gêne, un fardeau encombrant, la source de complications dont elle serait la première à souffrir.

Pour atténuer les conséquences de cette situation, un rêve