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Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 26.djvu/540

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d’esprit faible, sujet à des lubies qui faisaient par momens douter qu’il eût toute sa raison, il se tenait, dès l’enfance, à l’écart, maussade, et généralement solitaire. A peine adolescent, il quitta le toit paternel, disparaissant des mois entiers sans qu’on sût ce qu’il devenait : lorsqu’il mourut, à vingt-sept ans, ce fut pour tous les siens moins un chagrin qu’une délivrance.

Tout autre était Abel, et rarement se vit-il entre deux frères élevés ensemble plus grand et plus frappant contraste. Autant l’un était lunatique, rétif, ombrageux, autant l’aîné se montrait doux, facile et raisonnable. L’âge et l’éducation ne firent que développer ses bonnes qualités naturelles ; les lettres que l’on a de lui et son journal intime le révèlent probe, loyal et droit, mesuré dans toutes ses actions, de mœurs pures et de cœur sensible, d’intelligence moyenne, mais suppléant au brillant de l’esprit par la simplicité, le bon sens et la volonté, digne en tous points de cet éloge que lui décernera Julie : « Dès votre plus tendre enfance, je vous ai aimé de tout mon cœur, mais il s’est joint à ce sentiment l’estime qu’inspire toujours un caractère ferme uni avec une âme honnête[1]. » J’ai dit plus haut, et je n’y reviens pas, de quelle forte tendresse la jeune fille se prit aussitôt pour cet enfant de huit ans plus jeune qu’elle, auquel elle tenait de si près par des liens inavoués. Tout le temps qu’elle vécut au foyer des Vichy, Abel fut la consolation de ses heures de tristesse, l’unique rayon de joie qui ait quelquefois dissipé le brouillard habituel de ses mélancolies.

D’après Guibert, généralement bien informé, ce ne fut qu’à Champrond que Mlle de Lespinasse sut, de la bouche de ses parens, la vérité entière sur sa naissance : « Ils lui apprirent qui elle était… Elle descendit tout d’un coup au rang d’orpheline et d’étrangère. La dédaigneuse et barbare pitié prit soin de cette infortunée, jusque-là si tendrement soignée par le remords et par la nature[2]. » Quel qu’ait été l’effet produit par cette brusque révélation, il semble néanmoins que les premiers temps du séjour aient été pour Julie à peu près calmes et paisibles. La lecture, le travail, remplissaient ses journées ; ce fut dans cette période qu’elle compléta son éducation commencée à Avauges, tantôt

  1. 25 janvier 1765. Archives de Roanne.
  2. Éloge d’Éliza. — Je dois faire remarquer que, dans ce même passage, Guibert commet une confusion manifeste en faisant de Julie « la fille aînée » de la comtesse d’Albon, tandis qu’elle était en réalité la plus jeune.