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Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 26.djvu/687

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Mais nul être ne peut faire violence impunément aux instincts profonds de sa nature. Trop rudement comprimés, ils éclatent avec plus de violence. À lutter contre eux, Lamennais ne réussit qu’à aigrir sa souffrance. Vainement l’abbé Jean, inquiet d’une surexcitation dont il n’entrevoyait pas même la cause, s’efforçait d’éveiller dans le cœur de son frère des sentimens plus doux. « Gaudete ; le conseil est bon, lui répondait celui-ci, mais que n’est-il aussi aisé à suivre qu’à donner. Et qui est-ce qui refuserait la joie si elle lui était offerte ? Est-ce par goût qu’on est malade et qu’on souffre ? Portez-vous bien ! excellent conseil à un homme qui se meurt. Et voilà pourtant tout ce que savent faire les médecins ! Oh ! que j’aimerais bien mieux qu’on me dît, comme le sauvage à son fils : Souffre, et tais-toi… On ne trompe pas la nature avec des mots ; et, quoi qu’on en ait, il faut acquitter jusqu’à la dernière toutes les conditions du bail onéreux de la vie. Mon seul désir en ce moment est de passer le reste de la mienne dans la solitude oblitus omnium, obliviscendus et illis.

« Il n’est personne au monde dans le souvenir de qui je désire subsister. Toute liaison, et même toute communication avec les hommes m’est à charge ; je voudrais pouvoir rompre avec moi-même, et c’est aussi ce qui arrivera ; mais malheureusement pas tout de suite[1]. »

À le juger sur de tels accès de misanthropie, on pourrait croire que Lamennais était insensible aux tendres émotions du cœur. Insensible ! nulle âme ne le fut moins que la sienne. Tourmenté par le besoin d’aimer, mais se souvenant des liens qui l’attachaient à l’Église, il s’en alarmait. « Quelquefois, confiait-il à son frère, je serais porté à m’inquiéter de la vivacité de mes sentimens pour les personnes que j’aime. Je crois néanmoins qu’en subordonnant complètement mes affections à la volonté de Dieu, ce qu’il peut ensuite s’y mêler de trop vif est une faiblesse de notre nature que le bon Dieu regarde en pitié, et qu’il ne nous impute point[2]. »

Cette crainte d’aimer, d’aimer plus ou autrement qu’il n’est permis à quiconque se destine au sanctuaire, ne trahit-elle pas chez Lamennais l’instinctive souffrance d’un cœur fait pour l’amour et auquel l’amour paraît désormais interdit ? La guérison de cette sombre mélancolie qui désola sa jeunesse, ne l’eût-il

  1. A. Blaize, Œuvres inédites de Lamennais.
  2. A. Blaize.