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Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 26.djvu/691

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beaucoup sur l’utilité dont je puis être. Je suis propre à bien peu de chose, si à quelque chose. Mon âme est usée, je le sens tous les jours ; je me cherche, et ne me trouve plus. Mais, encore une fois, qu’importe ! Je ne m’oppose à rien, je consens à tout ; qu’on fasse du cadavre ce qu’on voudra[1]. »

Plus clairvoyant, ou mieux inspiré, l’abbé Carron eût décliné un mandat qu’on lui offrait dans un tel accès de lassitude et de découragement. Les raisons personnelles ne lui manquaient pas pour excuser son refus : et d’ailleurs, puisque l’attrait, ce signe le plus certain des vraies vocations, faisait complètement défaut, de son propre aveu, à cet étrange aspirant au sacerdoce, c’était un juste motif de temporiser encore et d’attendre des circonstances une indication plus nette de la voie dans laquelle il convenait d’entrer.

Malheureusement, le vieux prêtre breton se laissa influencer par d’autres considérations. Les années avaient à peine ralenti l’impétueuse ardeur de sa jeunesse : son zèle était resté aussi impatient, sans devenir plus éclairé. Très affecté de l’état précaire et humilié de l’Église de France, au sein de laquelle les prêtres de talent étaient alors si rares, il songea que rien ne serait plus propre à relever le prestige de cette Église appauvrie que l’entrée dans son clergé d’un homme dont il soupçonnait au moins et la haute valeur intellectuelle et la grande puissance d’écrivain. « Reposez-vous sur mon cœur, écrivait-il, et bien spécialement sur ma conscience du sort du bien-aimé Féli, il ne m’échappera point : l’Église aura ce qui lui appartient[2]. » Sous l’empire d’une semblable préoccupation, on conçoit qu’il se soit laissé facilement entraîner à ne voir dans les longues hésitations de Lamennais, que les scrupules d’un esprit trop timide, ou la pusillanimité d’un cœur trop lent à se déprendre de lui-même. Il conseilla donc à son fils spirituel de faire une retraite, et lui promit qu’au terme de cette retraite, il se prononcerait. Il se prononça en effet, et déclara à Lamennais qu’il devait être prêtre. Celui-ci s’inclina devant cet arrêt, et heureux, dans le premier moment, d’une solution qui mettait fin à de si fatigantes incertitudes, il s’empressa d’écrire à son frère : « Me voici donc maintenant, grâce à mon bon et tendre père, irrévocablement décidé. Jamais je ne serais sorti de moi-même, de mes éternelles irréso-

  1. A. Blaize, Lettre du 5 août 1815.
  2. Lettre à l’abbé Bruté.