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qu’on ne réussira pas sans peine à me persuader un fait personnel contre l’évidence de ce que je sens. Toutes les consolations que je puis recevoir se bornent donc au conseil banal de faire de nécessité vertu. Or, sans fatiguer inutilement l’esprit d’autrui, il me semble que chacun peut aisément trouver dans le sien des choses si neuves… La seule manière de me servir véritablement, c’est de ne s’occuper de moi en aucune façon. Je ne tracasse personne ; qu’on me laisse en repos : ce n’est pas trop exiger, je pense. Il suit de tout cela qu’il n’y a point de correspondance que ne me soit à charge. Écrire m’ennuie mortellement ; et de tout ce qu’on peut me marquer, rien ne m’intéresse. Le mieux est donc, de part et d’autre, de s’en tenir au strict nécessaire en fait de lettres. J’ai trente-quatre ans écoulés ; j’ai vu la vie sous tous ses aspects, et je ne saurais dorénavant être la dupe des illusions dont on essaierait de me bercer encore. Je n’entends faire de reproches à qui que ce soit ; il y a des destinées inévitables ; mais si j’avais été moins confiant ou moins faible, ma position serait bien différente. Enfin, elle est ce qu’elle est ; et tout ce qui me reste à faire est de m’arranger de mon mieux, et, s’il se peut, de m’endormir au pied du poteau où l’on a rivé ma chaîne ; heureux, si je puis obtenir qu’on ne vienne point, sous mille prétextes fatigans, troubler mon sommeil[1]. »

Aujourd’hui encore on ne peut relire cette lettre sans un serrement de cœur, tant il s’y révèle d’amertume et de tristesse désespérée. Ce fut cependant la dernière plainte arrachée au malheureux Lamennais par le sentiment de sa fatale destinée. Fidèle à la promesse qu’il s’était faite à lui-même, il ne revint plus, du moins dans sa correspondance, sur ce lamentable sujet ; et se soumettant à un sort inexorable, il fut, pendant bien des années encore, un prêtre irréprochable, zélé à sa manière, et prompt à mettre au service de l’Église plus de chaleur et plus d’audace qu’elle-même ne l’aurait souhaité.


VI


Il ne paraît pas téméraire de conclure, au terme de cette étude, que la promotion de Lamennais au sacerdoce fut une faute lourde dont il serait difficile de l’innocenter lui-même

  1. A. Blaize.