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complètement. Victime du zèle inconsidéré de ses amis, il le fut aussi de sa propre faiblesse et de l’extrême mobilité de sa nature.

Il y a certainement un peu de vérité dans le jugement sévère à l’excès qu’il portait de lui-même : « J’ai le grand malheur d’être dépourvu de raison et de caractère. Le jour pour le jour, et le laisser aller de l’enfance, avec sa mobile vivacité et son imagination dominante font de moi à trente ans un être bien inutile, bien méprisable et bien malheureux[1]. » N’ayant pas su en effet reconnaître sa voie, ni imprimer à sa vie une direction constante et ferme, il suivit trop aveuglément ceux que les circonstances lui donnèrent pour guides, et mit trop de complaisance à se laisser égarer. Ses répugnances pour l’état ecclésiastique s’étaient si souvent et si nettement affirmées que la plus vulgaire sagesse lui défendait de passer outre. Il avança néanmoins, parce qu’on sut lui persuader qu’à vaincre de pareilles répugnances, il y aurait plus de mérite et de vertu. Avec une âme moins noble et moins désintéressée il n’aurait pas cédé à une considération de cette nature.

Ceux qui la firent prévaloir dans sa conscience eurent eux-mêmes le tort de s’inspirer presque exclusivement d’un mysticisme trop subtil pour n’être pas dangereux. S’ils eussent étudié plus attentivement, et, je dirais volontiers, plus humainement, le caractère de Lamennais ; s’ils avaient fait état des écarts indisciplinés de son enfance, des inquiètes agitations de sa jeunesse ; s’ils avaient tenu compte enfin de certaines tendances très marquées de sa nature, ils auraient sans doute hésité davantage à le pousser vers l’état ecclésiastique.

Cet état exige en effet une docilité de l’esprit et une abnégation de la volonté qu’on ne pouvait guère attendre du solitaire de la Chesnaie. La passion d’indépendance qui, enfant, l’excitait à s’échapper de la maison paternelle, pour se lancer sur une barque dérobée à la merci des flots, et qui, en lassant la patience de ses premiers maîtres, fit avorter l’œuvre de son éducation ; cette même passion, non éteinte, à peine assoupie, le rendait peu propre à porter le joug de la discipline ecclésiastique. Il le sentait lui-même : de là les longues résistances qu’il fit avant de se laisser ordonner. On serait tenté de croire qu’un

  1. A. Blaize, Lamennais, Œuvres inédites.