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qu’on y pense beaucoup. Et après ? — Après, j’irai voir M. Carp, s’il consent à me recevoir. — Carp ! Le pauvre ! Il vous protestera que les Juifs sont de petits agneaux. Et après ? — Je descendrai jusqu’aux embouchures du Danube, aux steppes de la Dobrodja, où je trouverai des Turcs, des Bulgares, des Allemands, des Grecs, des Lippovans, des Arméniens, des Tatars … — Et des Juifs ! Et qu’écrirez-vous, je vous prie, de la Moldavie ? Qu’elle est peuplée de Tatars ? — Je ne serais pas le premier à le dire : vous avez des gens qui prétendent que beaucoup de vos Juifs sont d’anciennes tribus tatares converties à la loi mosaïque. — On calomnie les Tatars … Croyez-m’en, allez en Moldavie et racontez bonnement ce que vous y aurez vu. Vous ne ferez ni économie politique, ni polémique, ni philosophie. Vous risquerez de mécontenter tout le monde, mais on vous en voudrait peut-être davantage de ne mécontenter personne … »

i. — synagogues et hôpital

J’arrivai un samedi matin à Neamtsu, petite ville de huit mille âmes. Les samedis moldaves ressemblent aux dimanches anglais. La ville mal bâtie, qui commence comme un hameau et finit comme une bourgade, était livrée au soleil, aux mouches et à la poussière. Sur la place du marché, deux Roumains se promenaient mélancoliquement autour d’une pile de melons. Les échoppes étaient fermées ; les épiceries et les boucheries étaient fermées ; des cabarets même étaient fermés. Les chiens désœuvrés venaient renifler aux interstices des volets clos. Mais des différens points de la ville, on entendait, à brusques intervalles, des explosions de cris sauvages. Les douze synagogues célébraient le sabbat.

Je n’ai rien vu au premier abord de plus repoussant que ces synagogues, rien qui réponde moins à l’idée que je me forme d’un culte religieux ; non, rien, pas même dans les affreux greniers des pagodes chinoises. Représentez-vous une vieille salle d’école mal aérée, jamais balayée, empestée d’ail, pleine de gens assis ou debout, le chapeau enfoncé jusqu’aux oreilles, quelques-uns ayant jeté sur leur tête et leurs épaules un morceau de tapis rayé, luisant de graisse. Le rabbin, devant son pupitre, leur tourne le dos et lit à haute voix, pendant qu’ils causent, discutent, se déplacent, semblent traiter leurs affaires. Et soudain,