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LETTRES D’HYPPOLYTE TAINE.


A sa mère.
Orsay, 26 mars.

Je viens de voir ici diverses personnes qui arrivent hier soir de Paris, et l’une d’elles qui avait causé ce matin avec un député ; M. Thiers ne compte pas sur la fidélité des troupes de Versailles, et, à cause de cela, il n’entreprend rien sur Paris. Il laisse Paris jeter sa fougue, se lasser comme Lyon il y a six mois. Ils espèrent qu’on reviendra ainsi au sens commun. Par malheur, les maires, ont cédé hier au Comité des insurgés et appelé aujourd’hui dimanche les habitans aux élections. — Les noms proposés par les journaux rouges sont inouïs. Le danger est qu’un comité de Salut public, une Terreur ne s’établisse à Paris. Alors quelles seront les conséquences ?

En tout cas, par la scission, nous sommes toujours au bord de la guerre civile et du massacre. — Tout est arrêté, la Bourse est fermée.

Je suis allé hier à Châtenay, j’ai vu l’adjoint, ils travaillent à l’assainissement ; on a enlevé sept tombereaux d’ordures de chez moi. La maison du curé et celle de mon ami le professeur Briot[1] sont ouvertes, abandonnées, ignobles, ce sont des chenils vides.


A Madame H. Taine.
Dimanche soir, 26 mars, Orsay.

Mon chagrin est si profond et mes prévisions sont si tristes que j’aime mieux ne pas en parler. Vous avez assez à supporter sans subir le contre-coup de mes pensées. Pourtant, puisque vous le voulez, voici le second acte ; j’attends le troisième, une nouvelle invasion, un préfet prussien à Paris, et je sais des gens qui l’accepteraient, préférant M. de Moltke à MM. Lullier, Assi et compagnie. — Au 18 mars, l’Europe, après nous avoir raillés comme des écervelés débiles, pouvait nous plaindre à cause de la grandeur de nos maux ; maintenant elle a le droit de nous mépriser et elle en use. Nul sentiment du droit, une vanité exaspérée qui s’en prend aux chefs au lieu de s’en prendre à l’ennemi,

  1. Briot (Charles-Augustin-Albert), mathématicien, membre de l’Académie des Sciences, 1817–1882.