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lettres d’hippolyte taine.


embarrassés le 31 pour les paiemens du mois. Qu’est-ce qui les remplacera ?… L’Assemblée, les Prussiens ou Bonaparte ?… Je suis dans un état continu de désespoir sec et de colère muette pour qui toute parole ou écriture est une peine. Hier j’ai cru que je ne pourrais pas desserrer les lèvres pour faire mon cours. Je passe ici la journée, tant j’ai besoin de solitude et de silence. N’ayez pas de crainte, le quartier est tranquille, les omnibus vont ; le chemin de fer d’Orsay sera le dernier coupé, et demain matin je le reprendrai. Une dame avec qui j’ai voyagé, ayant le château de Bel-Air à Bièvres, estime les dommages à cent cinquante mille francs : on a pris tous ses tableaux, bijoux, collections d’art, panoplies, vins, linge, et coupé ses arbres par milliers.


A Madame H. Taine.
28 mars, soir.

Toujours la même situation ; nous sommes assis dans la boue. Je viens du Journal, nous avons comparé nos renseignemens. Nous connaissons plusieurs des coryphées nouveaux : Bergeret[1], Eudes[2], Assi, Billioray[3], Ranc[4], Tolain[5], Malon[6], Vallès[7], Paschal Grousset[8]; d’autres encore. Des fanatiques étroits, des casse-cou, des ratés, un ou deux filous, des criards de clubs, ce sont là nos chefs. Si le scrutin n’a pas été falsifié, ils ont 130 000 voix. Le principe des électeurs a été celui-ci : « Les hommes célèbres, spéciaux, nous ont gouvernés aussi mal que possible. Essayons la méthode inverse, prenons des inconnus ; ils ne feront pas pis. » On calcule qu’avec cinq cent mille francs par jour pour la garde nationale, et les autres

  1. Bergeret (H.-J.-M.), né en 1830, commis voyageur, commandant de la place de Paris sous la Commune.
  2. Eudes, né en 1843, délégué à la Guerre, ancien garçon pharmacien, avait habité la même maison que M. Taine, rue Bretonvilliers, et lui avait fait plusieurs visites.
  3. Billioray (Alfred-Edouard), né à Naples en 1840.
  4. M. Ranc donna sa démission le 6 avril.
  5. M. Tolain ne fit pas partie de la Commune.
  6. Malon (Benoit), né en 1841, membre de la Commune, maire du XIe arrondissement.
  7. Vallès (Jules-Louis-Joseph), 1852–1885, était également connu de M. Taine qui, plus tard, parlait des trois volumes de Jacques Vingtras comme d’un des symptômes les plus inquiétans de l’état psychologique de nos contemporains.
  8. M. Paschal Grousset (1844) fut pendant la Commune délégué aux Relations extérieures.