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Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 26.djvu/870

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M. Turgot, M. d’Alembert, l’abbé de Boismont, M. de Mora, voilà les gens qui m’ont appris à parler, à penser, et qui ont daigné me compter pour quelque chose. » De ceux qu’elle énumère ainsi, beaucoup se retrouveront dans la suite de notre récit ; mais il convient d’ajouter à cette liste quelques noms qui y sont omis et qui ont droit d’y figurer, car ce sont justement les noms de ceux qui firent accueil à ses débuts dans le salon de Saint-Joseph, et qui guidèrent ses premiers pas dans une voie parsemée d’écueils. Citons dans cette catégorie le marquis d’Ussé, petit-fils de Vauban et par là allié aux Vichy, un vieillard singulier, distrait, un peu maniaque, original dans ses manières et décousu dans ses propos. — « Ses lettres dit Hénault, sont pleines de ratures, comme ses conversations de parenthèses, » — au reste, homme d’un esprit charmant, instruit, parfaitement estimable et bon : « Tout le monde l’aime, les uns par goût, les autres par air ; heureux l’homme né assez vertueux pour l’aimer par sentiment[1] ! » Intime avec Mme du Deffand, il retrouva chez elle la jeune fille qu’il avait connue, quelques années plus tôt, au château de Champrond, et l’entoura d’une affection, dévouée, qui ne se démentit jamais.

On en peut dire autant du chevalier d’Aydie. C’était chez Mme du Deffand qu’il avait rencontré, — il y avait trente-quatre ans de cela — cette exquise Aïssé, dont la mémoire demeure à jamais unie à la sienne. Sexagénaire à présent, mais conservant encore l’esprit jeune et l’âme chaleureuse, il était l’un des plus fidèles aux réunions de Saint-Joseph, où l’on goûtait sa fougue, parfois irréfléchie, mais toujours généreuse, et cette éloquence passionnée qui n’était que l’accent de sentimens sincères. « Tout est premier mouvement en lui, écrivait la marquise[2]. On a dit de M. de Fontenelle qu’à la place de cœur, il a un second cerveau ; on pourrait croire que la tête du chevalier contient un second cœur… Chagrin sans être triste, misanthrope sans être sauvage, toujours vrai et naturel dans ses différens changemens, il plaît par ses propres défauts, et l’on serait bien fâché qu’il fût plus parfait. » Le chevalier avait soixante-quatre ans lorsqu’il connut Julie, et il crut voir revivre en elle une seconde Aïssé. L’un des premiers, il subit l’effet de son charme, et son vieux cœur battit d’une émotion discrète, dont on surprend l’écho

  1. Portrait du marquis d’Ussé, par Hénault.
  2. Portrait du chevalier d’Aydie, par Mme du Deffand.