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et Mme du Deffand étaient amies d’enfance ; toutes deux s’étaient suivies de près, avaient parcouru le même cycle, de la galanterie à l’amour et de l’amour au bel esprit. Presque chaque jour, la maréchale rendait visite à Saint-Joseph ; pour elle seule, en retour, la marquise dérogeait à ses habitudes casanières, et, dans la belle saison, elle se laissait quelquefois entraîner au château de Montmorency, demeure somptueuse, aujourd’hui disparue. Julie, dès le premier voyage, y fut invitée avec elle, faveur rare et enviée : « C’est une grande affaire pour votre tante, écrit-elle à Abel de Vichy[1], qu’un pareil déplacement ; mais elle a été tellement pressée qu’il a fallu céder. D’ailleurs elle y trouvera toutes ses commodités comme chez elle. M. et Mme de Luxembourg y sont pleins d’attentions pour nous ; nous y sommes avec toutes les personnes avec qui nous vivons le plus, M. le président, Mme de Mirepoix et de Boufflers, M. de Pont de Veyle, etc. » Un peu plus tard, il se trouva qu’elle y fut conviée seule, et choyée par la maréchale comme si elle eût été l’enfant de la maison.

On imagine le prix d’une pareille société, pour façonner aux usages du grand monde une jeune fille arrivant du fond de sa province. Son vif esprit, sa souple intelligence, cette faculté que lui reconnaissent ses amis de voir « à vol d’oiseau » et de comprendre à demi-mot, lui assuraient tout le profit de ces leçons inestimables ; et, en même temps que ses manières, son goût se formait, s’affinait, s’habituait à ne tolérer que l’exquis et le délicat. Peut-être même, influencée par les arrêts de la rigoureuse maréchale, dépasse-t-elle légèrement le but ; certains de ses amis lui reprocheront plus tard un peu d’exclusivisme, une excessive sévérité pour le moindre écart de tenue, le plus minime manquement aux usages : « Vous vous êtes trouvée dès le premier jour, lui écrira d’Alembert, aussi libre, aussi peu déplacée dans les sociétés les plus brillantes et les plus difficiles, que si vous y aviez passé votre vie ; vous en avez senti les usages avant de les connaître, ce qui suppose une justesse et une finesse de tact très peu communes ; en un mot, vous avez deviné le langage de ce qu’on appelle bonne compagnie… Mais, ajoute-t-il quelques lignes plus bas, comme vous sentez parfaitement que vous avez ce mérite, et même que ce n’est pas en vous un mérite ordinaire, vous avez peut-être le défaut d’y

  1. Lettre du 1er avril (1755 ou 1756). Archives de Roanne.