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Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 26.djvu/890

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semble-t-elle avoir été toute platonique et n’avoir duré qu’un printemps.

Cette sagesse persistante, qu’on rapprochait du timbre de sa voix, aiguë, perçante et presque « glapissante, » avaient fait courir sur son compte des bruits désobligeans. On citait partout la réponse faite par une femme d’esprit à l’un des fanatiques de d’Alembert qui, dans un élan d’enthousiasme, s’était écrié : « C’est un Dieu ! — Allons donc, lui répliqua-t-elle, si c’était un Dieu, il commencerait par se faire homme. » Et l’on voit ses meilleurs amis le plaisanter à ce propos avec une étrange liberté : « La duchesse de Chaulnes, lui écrit M. de Formont[1], pense qu’il vous manque quelques talens qu’elle regarde comme indispensables à un grand homme. Elle a dit que vous n’étiez qu’un enfant ; on entend cela. Elle croit que, même dans un sérail, vous traîneriez une éternelle enfance. Je ne le crois pas, au moins, et je suis persuadé que vous vous tirerez toujours très bien de tout ce que vous entreprendrez. » Je ne veux pas appuyer davantage sur ce point délicat, qu’il était néanmoins nécessaire d’indiquer, car il n’est pas sans importance dans l’historique des relations de d’Alembert avec Julie de Lespinasse. Quoi qu’il en soit, — et qu’elles fussent ou non méritoires, — la retenue du philosophe, la pureté de ses mœurs, s’alliaient avec une âme sensible et avide de tendresse. Ce cœur, qu’on disait égoïste et sec, souffrait de ne se point répandre. Sous un masque d’indifférence, se dérobaient un impérieux besoin d’aimer, une douloureuse aspiration vers les paradis inconnus. « Ce sentiment dormait au fond de son âme, a-t-il dit de lui-même, mais le réveil a été terrible. Après avoir consumé ses premières années dans la méditation et le travail, il a vu, comme le Sage, le néant des connaissances humaines ; il a senti qu’elles ne pouvaient occuper son cœur, et il s’est écrié avec l’Aminte du Tasse : « J’ai perdu tout le temps que j’ai passé sans aimer[2]. »


V

D’Alembert traversait cette crise, quand, certain soir d’avril de l’an 1754, il vit venir à lui sa destinée, sous la forme charmante d’une jeune fille, orpheline comme lui, comme lui sans nom et sans fortune, exquise d’esprit et de manières, qu’il

  1. 4 décembre 1754.
  2. Portrait de d’Alembert par lui-même, passim.