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rencontrait chaque jour, dans une intimité pleine de dangers et de délices, sous le toit de sa vieille amie. Qu’il l’ait aimée presque du premier jour, on ne peut guère le mettre en doute. Lui-même, au surplus, le proclame dans le portrait qu’il dédie à Julie en 1771, et où il s’exprime en ces termes : « Le temps et l’habitude, qui dénaturent tout,… ne peuvent rien sur le sentiment que j’ai pour vous, et que vous m’avez inspiré depuis dix-sept ans. » Il paraît également certain qu’une familiarité douce, un complet abandon de cœur, s’établirent rapidement entre eux, et qu’ils en vinrent très vite aux confidences. « Je vis leur amitié naissante, témoigne Marmontel, lorsque Mme du Deffand les menait avec elle souper chez mon amie Mme Harenc. » Un billet de Julie, qui date de l’année même de son arrivée à Paris, prouve que, dès lors, le philosophe la prenait pour intermédiaire dans ses rapports avec Mme du Deffand : « Je vais sans doute vous surprendre, mande-t-elle à la marquise, en vous apprenant que M. d’Alembert part demain pour Saint-Martin, pour ne revenir que jeudi. On ne lui a point demandé s’il voulait faire ce voyage ; on lui a dit qu’il le fallait, et en conséquence Mme de Boufflers dit qu’elle l’enlève demain. Il m’a fait promettre de vous mander qu’il avait beaucoup de regret au voyage de Montmorency… et il s’afflige d’être aussi longtemps sans vous voir. »

Rien d’ailleurs de plus naturel que cette alliance entre deux êtres que tout paraissait rapprocher, dont le passé, si curieusement semblable, se composait des mêmes humiliations, des mêmes tristesses et des mêmes amertumes. « Tous deux sans parens, sans famille, écrira plus tard d’Alembert[1], ayant éprouvé, dès le moment de notre naissance, l’abandon, le malheur et l’injustice, la nature semblait nous avoir mis au monde pour nous chercher, pour nous tenir l’un à l’autre lieu de tout, pour nous servir d’appui mutuel, comme deux roseaux qui, battus par la tempête, se soutiennent en s’attachant l’un à l’autre. » Sans doute, dans leurs longs entretiens, arriva-t-il souvent que l’une ne put se retenir de verser des larmes furtives, tandis que l’autre, avec sa logique stoïcienne, lui prêchait la patience, le détachement philosophique, d’ailleurs avec peu de succès : « Les leçons de d’Alembert, — assure Grimm, leur ami commun, — l’exemple

  1. Aux Mânes de Mlle de Lespinasse, par d’Alembert.