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intellectuel celui dont elle admirait le génie et qu’elle croyait fixé pour jamais sous son joug. « Elle n’est jalouse ni des agrémens ni de l’esprit, écrira d’elle Julie de Lespinasse, mais seulement des préférences et des soins, qu’elle ne pardonne ni à ceux qui les rendent, ni à ceux qui en sont l’objet. Elle semble dire, à tous ceux qu’elle connaît, comme Jésus-Christ à ses disciples : Vendez tout ce que vous avez et suivez-moi. » Si elle avait jadis pris en violente « aversion[1], » pour avoir inspiré le caprice d’un moment, la demoiselle Rousseau, l’humble fille de la vitrière, que dut-ce être le jour où il s’agit d’un sentiment profond, durable, envahissant le cœur et le cerveau, d’un roman qui se déroulait à côté d’elle, dans son propre salon, et dont l’héroïne était celle qu’elle avait attirée du fond de sa province, associée, mêlée à sa vie, adoptée en quelque façon, une fille enfin qu’elle sentait son égale et par le sang dont elle sortait et par sa haute intelligence, avec tout l’avantage de la jeunesse et de l’agrément du visage !

Bien loin de s’étonner qu’elle ait souffert de cette rivalité, peut-être faudrait-il lui savoir quelque gré d’avoir pu, pendant des années, maîtriser son dépit, refouler la colère qui grondait sourdement en elle, et garder au moins l’apparence de cette maternité si imprudemment assumée. Sans doute espérait-elle encore dans une fantaisie passagère, un de ces engouemens d’esprit dont la philosophie ne préserve point ses adeptes, et se rappelait-elle cette parole de son ami Duché à propos d’un cas analogue : « L’amitié dort pendant l’amour, mais elle en profite après[2]. » Elle ne perdit vraiment patience que lorsqu’il lui fut démontré que, pour une fois, l’amour avait vaincu, peut-être proscrit, l’amitié, qu’il n’était plus de place pour elle au fond d’un cœur qu’une autre avait pris tout entier. Même alors, trop habile, trop orgueilleuse aussi, pour se répandre en plaintes ou en reproches, elle dissimule sa peine, ne tente aucun effort pour rompre les tête-à-tête quotidiens, ni pour éloigner l’un de l’autre les deux inséparables. C’est par des nuances que se traduit sa désaffection grandissante à l’égard de sa protégée, par une froideur de ton, une réserve affectée, des exigences plus nombreuses, un assujettissement plus étroit dans les menus détails, et surtout une façon nouvelle de faire sentir à la

  1. Lettre de d’Alembert du 19 octobre 1753.
  2. Lettre du 11 octobre 1753 à Mme du Deffand.