Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 26.djvu/894

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jeune fille sa dépendance, sa pauvreté, la fausseté douloureuse de sa situation ; tout cela d’ailleurs sans éclat, sans mot blessant, comme sans y prendre garde, avec cette malignité raffinée qui se cache dans l’accent, dans le son de la voix, et empoisonne de son venin les paroles les plus innocentes.

On imagine l’effet produit sur une nature nerveuse, impressionnable, délicate, par ces piqûres d’épingle constamment répétées. Atteinte dans sa fierté, Julie l’est aussi dans son cœur. Elle s’indigne de voir repoussées, méconnues, l’affection et la gratitude dont elle a sincèrement payé les bienfaits anciens de Mme du Deffand ; et, chaque jour davantage, elle sent tout le poids de la chaîne qu’elle portait légèrement dans les premières années. L’assiduité forcée « auprès d’une femme aveugle et vaporeuse, » l’obligation de faire comme elle « du jour la nuit et de la nuit le jour, » de veiller fréquemment à côté de son lit, parfois de « l’endormir en faisant la lecture[1], » tous ces devoirs, acceptés de bonne grâce alors qu’elle se croyait aimée, lui semblent à présent une gêne insupportable, une odieuse servitude. De cette fatigue morale, de ce dégoût intime, on trouve l’aveu non déguisé dans les lignes suivantes, où elle confie à une amie ce qu’est maintenant son existence[2] : « Fontainebleau et l’Isle-Adam ont absolument enlevé les sociétés dans lesquelles je vis ; je n’en regrette la plus grande partie que par rapport à Mme du Deffand ; car, pour moi, je ferais bien mon marché de ne jamais sortir, et de ne jamais voir que cinq ou six personnes qui sont plus ou moins nécessaires à mon plaisir ou à mon bonheur. Mais j’admire, ou plutôt je m’afflige, en voyant de quoi mes journées sont remplies ! Elles ne le sont que de contraintes et de privations. A peine m’arrive-t-il une ou deux fois dans un mois de faire une chose par choix, et je vous assure qu’il ne se passe guère de momens où je n’aurais une volonté ou un goût à satisfaire. Convenez que, si je vous donne une grande idée de ma raison, en récompense je vous en donne une bien petite de mon bonheur ! »

Témoin de ce découragement, premier confident de ces plaintes, d’Alembert s’en prenait dans le secret de son cœur à celle qu’il accusait d’injustice et de cruauté, et se détachait rapidement de son ancienne amie. Celle-ci, de son côté, blessée

  1. Marmontel, Mémoires.
  2. Lettre de Mlle de Lespinasse à Mme *. Papiers de Hénault, passim.