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Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 26.djvu/895

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de sa froideur, ne lui épargnait point les mots piquans, les rebuffades ; un fossé toujours plus profond s’élargissait entre eux. Les choses en étaient là en 1760, où leur malentendu s’aggrava soudainement par suite d’un incident futile, que nous révèle Mme de La Ferté-Imbault. Mme du Deffand, raconte-t-elle, s’était laissée aller, dans une lettre à Voltaire, à des plaisanteries « très mordantes » sur d’Alembert, leur ami à tous deux : et Voltaire, en lui répondant, avait fait allusion à ces coups de plume acérés. A quelques jours de là, « pour divertir sa compagnie, » la malicieuse aveugle mit l’entretien sur ces deux lettres et pria l’un des assistans d’en donner lecture à haute voix ; elle ignorait que d’Alembert venait d’entrer dans le salon, sans se faire annoncer, selon son habitude. Il ne dit mot, écouta la lecture, ne se fit connaître qu’après, et affecta de rire de l’aventure. Mais il resta très profondément ulcéré ; et l’un des témoins de cette scène, le mathématicien Fontaine, « qui calculait les caractères aussi bien que les nombres et les lignes, » vint, le soir même, conter l’histoire au cercle de Mme Geoffrin, prédisant que, sans aucun doute, « d’Alembert se vengerait de Mme du Deffand d’une manière très piquante, et que Mlle de Lespinasse lui servirait d’instrument. » Il est certain que d’Alembert ne put se retenir de se plaindre à Voltaire, qui se tira d’affaire par son procédé habituel, c’est-à-dire en niant tout, de parti pris et contre l’évidence : « Sachez, lui répond-il effrontément[1], que Mme du Deffand ne m’envoya jamais la lettre dont vous vous plaignez. Elle fit apparemment ses réflexions, ou peut-être vous lui lâchâtes quelque mot qui la fit rentrer en elle-même. »

Peu convaincu, comme bien on pense, par cette dénégation, d’Alembert n’eut guère à attendre pour manifester sa rancune La comédie des Philosophes, œuvre de Palissot, qu’on jouait précisément alors, lui en apporta l’occasion. C’était un pamphlet violent contre le clan de l’Encyclopédie : Mme Geoffrin, Diderot, d’Alembert lui-même, tout l’état-major de l’armée dont le chef était à Ferney, étaient mis sur la scène et bafoués sans merci sous de transparens pseudonymes. Le scandale fut énorme ; menaçantes comme des épées, toutes les plumes sortirent du fourreau, et la société de Paris se divisa rapidement en

  1. Lettre du 20 juin 1760.