Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 26.djvu/96

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sonne du Roumain des pieds à la tête, y compris l’estomac. Mais ce n’est qu’une première étape. Si, dans un pays et surtout un pays agricole, je parviens à me faufiler entre le producteur et le consommateur, et que, par mon ingéniosité et ma promptitude, je facilite leurs transactions, ma puissance grandit. J’aurai bientôt à ma merci ceux qui travaillent et ceux qui jouissent. Les risques seront peut-être pour moi : je ne les crains pas, et la séduisante idée de mon importance me console de vos affronts. L’homme, qui se réveille à trois heures du matin et qui fait des lieues sous la pluie pour acheter aux paysans des œufs et des poulets qu’il revendra au marché, assaisonne son mince profit d’un plaisir de conquête. L’aubergiste, qui prévoit et prévient tous les besoins de son village, y respire obscurément des fumets de royauté. Quand les autorités le menacent d’expulsion, les paysannes intercèdent en sa faveur : « Si vous nous l’enleviez, nous serions obligées d’aller nous-mêmes quérir à la ville une pelote de fil ou un mètre de cotonnade. Laissez-nous notre Juif. »

Je me suis promené sur le champ de foire de Bouhousi : il était morne. Le costume national disparaît plus vite là où le Juif colporte les étoffes allemandes. Les paysans, au doux visage et aux longs cheveux, les épaules opprimées par leur lourd manteau brun que l’averse avait encore alourdi, des femmes, les pieds nus dans la boue, attendaient aussi résignés que leurs bêtes. Au milieu d’eux, circulaient, le gourdin à la main, des Juifs de Bacau. De temps en temps une bête était détachée de son piquet et conduite au barrage. Le Juif l’emmenait, et le paysan, qui avait touché la somme, se dirigeait vers l’auberge où d’autres Juifs lui versaient à boire. On se sentait enveloppé d’une marée d’hommes irrésistibles qui obéissent à la même consigne, mais dont chacun aspire à se former une petite province au sein de l’empire universel. Ils sont patiens, tenaces, sans délicatesse mais non sans force morale, aussi étroitement unis dans les intérêts généraux que profondément ancrés dans leurs intérêts particuliers. Les vertus qui pâlissent autour d’eux gardent encore à leur foyer une verdeur primitive : la piété, le respect des traditions, le culte des ancêtres, l’amour de la famille qui a chez eux la puissance d’un instinct dynastique. Je les admire. Pour comprendre leur valeur, il suffit de les comparer aux déplorables Arméniens, l’espèce de maquignons d’affaires la plus honnie peut-être dans l’Orient de l’Europe. L’Arménien