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Si par hasard, du fond d’un village moldave, vous entendiez à la belle étoile des coups de fusil, ce pourrait être un chasseur de loups, car les loups n’infestent pas le pays seulement en hiver. Leurs femelles mettent bas dans les avoines, dans les maïs, et souvent aussi dans les ronces des terres dormantes. L’an dernier, une paysanne qui était venue battre le blé, avait déposé son petit enfant derrière elle, sur la lisière d’un champ de maïs : une louve s’approcha et dévora la tête de l’enfant.

On vous racontera des histoires sinistres ; on vous en racontera aussi de plaisantes, comme celle de ce chasseur qui, embusqué dans un arbre, aperçut tout à coup six paires d’yeux luisans braqués sur lui. Il en éprouva une telle émotion qu’il perdit l’équilibre et tomba au milieu des loups, lesquels eurent encore plus peur et détalèrent.

Mais si ces coups de fusil que vous entendez sont accompagnés de longs appels, ce n’est pas un loup qu’on tue, c’est une fille qu’on vole. La tradition n’admet pas qu’une jeune fille suive un homme de son plein gré, et la cérémonie des fiançailles n’est qu’un rapt simulé. L’amant a réuni une douzaine des plus joyeux compagnons du village. Tous, en habits de fête, se glissent silencieusement vers la maison de la belle ; et, là, les fusils éclatent, des clameurs d’assaut retentissent. On force la porte qui se laisse forcer, on écarte les parens qui se laissent écarter, on s’empare de la jeune fille qui feint la résistance, et on la dépose dans une charrette attelée de solides chevaux qui emportent les deux fiancés à travers les moissons et la nuit. Les parens, fussent-ils même opposés à ce mariage, se consolent en pensant que leur fille obéit à la destinée. Et, comme les camarades du ravisseur sont restés dans la maison envahie et que la pauvreté du Moldave ne l’empêche point d’être hospitalier, la mère étend sur la table sa plus belle nappe brodée, le père va quérir ses dernières bouteilles de vin, et les jeunes gens mangent, boivent et chantent jusqu’au petit jour la victoire de leur ami. Jamais fille volée n’est rendue. Un mois après l’enlèvement, le jeune homme vient donner aux parens des nouvelles de leur fille et fixer avec eux la date du mariage. Mais d’ordinaire, m’a-t-on dit, on attend pour aller à l’église la naissance de l’enfant, car le mariage coûte cher : il faut payer les popes et les chantres. Heureusement les invités sont généreux : l’un fait présent d’une mesure d’orge et de froment, l’autre d’un