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diatribes passionnées, et il gourmandait Rousseau de sa tiédeur et de son indifférence à ce sujet. Mais leur amour sincère de la nature les unissait et leur faisait oublier ces divergences passagères. De leurs taudis, la vue s’étendait au loin sur le vaste horizon des toits et des cheminées de la grande ville. « Assis sur les rebords des fenêtres étroites, les pieds pendans au-dessus du vide, » c’est à peine si, en se penchant, ils découvraient, à traders une échancrure, un morceau de l’hôtel de Rothschild et un petit peuplier qui, avide d’air et de lumière, allongeait vers le ciel ses bras dépouillés. Cet arbre, pour les deux jeunes gens, était toute la nature.

« Te rappelles-tu, disait plus tard Thoré, en dédiant à son ami une étude sur le Salon de 1844[1] ; te rappelles-tu ce petit arbre du jardin Rothschild que nous apercevions entre deux toits ?… Au printemps, nous nous intéressions à la pousse de ses feuilles et nous comptions celles qui tombaient à l’automne. Et avec cet arbre, avec un coin de ciel brumeux, avec cette forêt de maisons entassées, tu créais des mirages qui te trompaient souvent dans ta peinture sur la réalité des effets naturels. Tu te débattais ainsi par excès de puissance, te nourrissant de ta propre invention que la vue de la nature ne venait pas renouveler. La nuit, tourmenté d’images sans cesse variées et flottantes, tu te relevais, fiévreux et désespéré. À la clarté d’une lampe hâtive, tu essayais de nouveaux effets sur ta toile déjà couverte bien des fois, et le matin, je te retrouvais fatigué, triste comme la veille, mais toujours ardent et misérable. »

Thoré essayait en vain de protéger contre les destructions de l’artiste ces ébauches successives, « caprices chéris pendant vingt-quatre heures et caressés avec passion, » auxquels les nobles inquiétudes d’un idéal toujours fuyant faisaient bientôt succéder d’autres visions. Parfois, aux jours heureux, lassés de ces excitations stériles et poussés par le même besoin de se retremper au contact de la vraie nature, tous deux s’échappaient aux champs. « Te rappelles-tu encore, écrivait Thoré, nos rares promenades aux bois de Meudon ou sur les bords de la Seine, quand en fouillant dans tous les tiroirs, nous pouvions réunir à nous deux une pièce de cinquante sous ? Alors, c’était une fête presque folle au départ. On mettait ses plus gros souliers, comme s’il s’agissait de partir pour un voyage à pied autour du monde, car

  1. Salons de Th. Thoré, 2e édit., 2 vol. in-12, 1870.