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inépuisable bonté. Non content d’aider son ami de sa bourse, toutes les fois qu’il le pouvait et sans compter, il le soutenait dans ses momens de découragement et lui envoyait des amateurs et des marchands pour acheter ses œuvres. Il avait aussi recueilli sous son toit une femme, ou, comme il le disait lui-même, « un pauvre oiseau battu de l’orage, » qu’il garda près de lui jusqu’à la fin de sa vie, sans jamais consacrer légalement les liens qui existaient entre eux. Cette femme qui, aux mauvais jours, lui avait montré beaucoup de dévouement, était sujette à des crises nerveuses qui avaient fini par troubler sa raison. Dans ses accès, de plus en plus fréquens, elle remplissait la maison de ses cris et son état nécessitait une surveillance assidue. La tristesse d’avoir toujours sous les yeux cette malheureuse folle et les instances de ses amis qui le pressaient de la mettre dans un établissement où elle aurait reçu tous les soins désirables ne purent décider Rousseau à se séparer d’elle. Il ne consentait pas « à faire son repos aux dépens de son cœur, » et il resta pour elle plein d’égards, la traitant toujours avec la plus constante douceur.

Cependant sa propre santé, autrefois si robuste, s’était peu à peu altérée. Sans trop y prendre garde, il continuait à affronter tous les dangers qui menacent les paysagistes. Atteint de douleurs rhumatismales contractées durant ses stations prolongées au froid et à l’humidité, parmi les moiteurs pénétrantes du matin et du soir, il n’était pas devenu plus prudent. A la suite de son dernier séjour dans les Faucilles, en 1863, il revenait à Barbison très affaibli et très changé. Depuis lors, les fatigues et les ennuis de l’Exposition de 1867 l’avaient fort éprouvé. Rentré chez lui au mois d’août, il avait eu une attaque de paralysie partielle et, pour être plus à portée des soins que réclamait sa situation, Millet l’avait conduit à Paris ; mais Rousseau ne pouvant supporter d’être éloigné de Barbison, il l’y ramenait bientôt. Pendant quelques jours, il sembla que le bon air et le voisinage de la forêt ranimaient un peu le malade. Le 4 septembre, il faisait en voiture une promenade qu’il dirigeait vers ses coins préférés. Il était heureux de retrouver les bruyères, en pleines fleurs à ce moment. « C’est beau ; c’est bon ; c’est frais, » disait-il. Le 24 septembre, dans une nouvelle promenade, la dernière qu’il fit, il s’attendrissait en admirant ses vieux chênes : « Voyez-vous ces arbres-là, je les ai tous dessinés depuis trente ans ; j’ai leurs portraits dans mes cartons ! » Deux jours après, des