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… Sainte-Beuve, ce puits d’érudition, s’est mis à ma disposition. Il m’aura des livres de la Bibliothèque et des documens, — voire même des chercheurs consommés, — pour me faciliter ma tâche [son livre sur le maréchal de Saxe]. Il fait le papa avec moi d’une façon fort touchante. Je parierais qu’il s’intéresse à moi autant qu’à la chatte qui vient de faire ses petits et les allaite dans son cabinet de travail. Il m’a fait présent de livres, dont un assez rare, — les lettres de l’abbé Galiani ; — il m’a donné un médecin, un coffret venant de Delphine Gay, des bouquets de roses-thé, de sages conseils, des lettres de recommandation pour Florence, d’autres pour d’érudits personnages ; enfin il s’intéresse (comme il dit), et je lui en suis très reconnaissante. Car son esprit, sa mémoire inouïe m’ont fait passer des heures charmantes ; sa raison, souverainement raisonnable, ses encouragemens bienveillans m’ont arrachée à des jours de désespérance bien amère.

Je vais le voir quelquefois (sa maison est très honnête). Il habite une maisonnette très proprette que sa mère lui a léguée rue Montparnasse. Au rez-de-chaussée, une salle à manger, un salon meublé en acajou, un jardinet avec prunier et clématite grimpante, une cuisine archilavée, le tout grand ouvert à tous les vents, comme en province. Trois femmes s’y tiennent avec une petite fille (laquelle est bien assez laide pour… mais qui cependant… ça n’en a pas l’air du moins !). Les trois femmes ont l’air décent de gouvernantes et de servantes de curé. La régisseuse est laide comme sa petite fille, la cuisinière est vieille, mais la femme de chambre est jolie comme un cœur et ressemble tout simplement à Mme de Pompadour. Pour un érudit… Tout cela est fort décent, et tient le milieu entre le presbytère et la bibliothèque de l’Académie. Personne n’oserait y allumer une pauvre cigarette. On vous y offre, à neuf heures du soir, un bol de lait chaud, ou une tasse de thé, avec du rhum dedans.

Monsieur se tient en haut : une jolie chambre Louis XV, à panneaux blanc et or, d’une fraîcheur charmante. Deux bibliothèques d’acajou ; deux fenêtres sur la clématite, trois tables brutes craquant sous les bouquins, un lit de fer sans rideaux et à couvre-pied de laine verte, avec un édredon, sous lequel la bonne cache la chemise et le foulard de nuit. Une corbeille à papiers, — la chatte derrière la porte, allaitant ses enfans, — la photographie de Feydeau, — la Sapho de Pradier en pendule, — deux vases de porcelaine verdâtre et deux fauteuils modernes avec trois chaises de paille, — voilà le cabinet de travail où Sainte-Beuve reçoit les gens qu’il aime. On le trouve là avec un professeur de collège qui lui vient faire la lecture à huit heures, et l’on en sort toujours en ayant appris quelque chose qu’on ne savait pas.

Lundi, j’y ai rencontré Ernest Feydeau. Je ne devine pas comment diable Sainte-Beuve s’est pris d’affection pour ce garçon ! Ils se ressemblent comme le soleil et la lune ! On dit beaucoup de mal de ce Feydeau,… ce qui me l’a fait regarder curieusement. Il est assez beau diable, grand, élégant, pâle et noir (du Clésinger, sans lui ressembler cependant). S’il parle, c’est de lui ; s’il se tait, on voit que c’est pour y penser. Il trouve moyen d’y ramener toutes les conversations, de s’appliquer tout ce qui se formule d’agréable ou de louangeur sur n’importe qui, de jeter sur le dos de se