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et naturelle de ce récit serait… « me rattacher à la vie par un devoir. Je l’ai accepté, ce devoir. Je le remplis avec zèle, avec joie et avec douleur. Je voudrais rendre ces enfans [les enfans d’une amie, la cantatrice Nina Grossi] heureuses et sages ; j’y mets mon cœur et mes soins ; et puis tout à coup je me sens désespérée de l’avenir pour elles comme pour moi. Quel est le bonheur d’une femme ? l’amour partagé : et rien ne peut fixer ni même déterminer ce but idéal de notre existence ! Moi, qui ai été beaucoup aimée, je n’ai trouvé l’amour auquel j’eusse pu répondre que dans une âme troublée, aux prises avec le désespoir, et l’idée fixe du suicide. » Développe, et traduis cette idée à ta façon[1], qui est quelquefois très bonne malgré toutes mes critiques ; et, en somme, le roman a une valeur que je crois réelle. La seconde lecture, avec l’attention que j’ai apportée aux corrections, a justifié ma première impression. Je t’envoie une lettre pour M. de Girardin[2]. Mais, si tu avais du courage et de la conscience, tu reverrais avec soin tout ton livre. Tu pourras faire une très bonne transposition… Fais un remaniement et montre-le-moi. Ton livre peut avoir du succès. Il ne faut pas passer à côté de ce que, avec un peu de patience et de volonté, on peut saisir. (17 juillet 1869.)


C’est là une mâle et ferme critique, relevée à l’occasion de morale, et il n’y manque pas même l’encouragement. Tel récit (p. 204 du livre) est qualifié : « extrêmement bien ; et la fin de la page très jolie. » Telle scène (p. 207 à 211) bien jugée aussi : « Au reste, tout ce qui précède est charmant. C’est le meilleur du livre. » Et tout lecteur de goût en tombera d’accord. Solange, ainsi soutenue, a le courage de remanier. Nouveau brouillon envoyé à Nohant, nouvel examen, nouveau jugement :


20 août. — J’ai tout relu avec soin, et encore corrigé de-çà et de-là quelques mots un peu trop mauvaise compagnie. Par malheur, tous tes personnages sont mal élevés et ont le ton grossier ; quand ils ne l’ont pas, ils sont emphatiques. Ils peuvent être vrais, mais un seul est intéressant ; c’est Jacques, dont la brutalité s’explique et se motive très bien. Les autres, si grands seigneurs, parlent trop comme des calicots. Tu me diras qu’ils sont comme ça. C’est possible, mais ils ne devraient pas être comme ça avec une femme qu’ils disent tous estimer et respecter. La Tasca est aussi assez vulgaire par momens. Je l’ai empêchée de dire : « Quel manant ! » Elle se répète aussi beaucoup…

Avec tous ses défauts, que j’accuse pour ton instruction de narrateur, le roman a beaucoup gagné comme ensemble et vraisemblance ; et, tel qu’il

  1. Solange trouva l’avis si bon, qu’elle transporta, sans y rien changer, le passage précédent : » Je l’ai accepté ce devoir… » dans Jacques Bruneau, à l’avant-dernière page (p. 311). Et voici comment elle « développa : » — « La Religion ! dit la Nina ! la foi sauve et console de tout. — C’est parfait ! mais ne l’a pas qui veut. » Et c’est fini. La pirouette était habile. Solange se reconnaît à ce trait.
  2. Sans doute pour présenter le roman à la Presse.