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public tout entier s’obstinait à chérir, tandis que poètes et critiques lui reprochaient dédaigneusement la pauvreté de sa pensée et les négligences de sa forme. Resterait à savoir seulement si la « question Schiller » finira, chez nos voisins, comme a fini chez nous la « question Musset. » Le public allemand reconnaîtra-t-il, lui aussi, que son instinct le renseigne mieux que les soi-disant révélations des soi-disant « délicats ? » Ou bien se laissera-t-il convaincre, contre son instinct, et se privera-t-il du plaisir d’aller s’émouvoir aux Brigands et à Guillaume Tell, pour aller s’ennuyer respectueusement à Egmont, à Torquato Tasso, et à Iphigénie ? En tout cas, ce ne sont point les fêtes du présent centenaire qui pourront décider de son attitude future à l’égard de Schiller. Dès demain, quand se seront fanées les dernières couronnes déposées, dans toutes les villes d’Allemagne, au pied de la statue ou du buste du poète, la campagne recommencera, avec une force nouvelle, contre celui que Nietzsche accusait d’être trop « moral, » et dont le principal tort est en effet, aux yeux des jeunes nietzschéens, d’avoir été malgré lui, toute sa vie, le représentant de la pitié chrétienne, en opposition avec l’impassibilité païenne de son grand rival. Et certes, ce ne sont point non plus des « enquêtes, » de l’espèce de celle que je viens de signaler, qui permettront au bon public allemand de savoir à quoi s’en tenir sur la valeur poétique de Schiller. Pareille à toutes les enquêtes, celle-là ne rachète son inutilité effective que par la drôlerie, inconsciente ou voulue, de quelques-unes des réponses qu’elle met au jour. Il y a là de jeunes poètes qui, à propos de Schiller, racontent gravement toute l’évolution de leur propre génie, aussi gravement que s’ils avaient écrit eux-mêmes Wallenstein ou Faust ; et il y a un romancier naturaliste anglais, M. Georges Moore, qui, interrogé sur ce qu’il pense de l’œuvre de Schiller, répond par une déclaration à la fois si imprévue et si amusante que je ne puis résister au désir de la citer tout entière :


Jamais, de ma vie, je n’ai lu une seule ligne de Schiller, et je ne crois pas qu’il m’arrive jamais d’en lire une seule ; jamais non plus je n’ai lu aucune étude sur sa personne ou son œuvre : mais de cela les lecteurs ne doivent pas conclure que je ne me sois pas fait une opinion sur lui. J’estime que tout homme qui vit dans un milieu littéraire éprouve un sentiment vague, mais sûr, qui lui dit quels écrivains méritent ou non qu’il les lise. Et puis le nom même d’un écrivain sert, en cela, de guide ; et sans doute c’est le nom de Frédéric Schiller qui m’a toujours inspiré une méfiance instinctive. J’ai écrit naguère un petit Essai sur les noms des auteurs, où j’ai montré que ceux-ci se trouvent toujours condamnés à produire des œuvres en accord avec leurs noms ; et mes lecteurs allemands reconnaîtront avec moi