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admirons la distribution majestueuse et les élégantes décorations, on n’était pas armée pour se défendre contre la rigueur de la température. On n’allumait que des feux de bois, et l’atmosphère des appartemens n’en était pas sensiblement réchauffée. Nulle part on ne souffrait du froid comme à Versailles, où les pièces étaient plus vastes qu’ailleurs : « La violence de toutes les deux gelées fut telle, dit Saint-Simon, que l’eau de la Reine de Hongrie, les élixirs les plus forts et les liqueurs les plus spiritueuses cassèrent leurs bouteilles dans les armoires des, chambres à feu et environnées de tuyaux de cheminée dans plusieurs appartemens… Soupant chez le duc de Villeroy, dans sa petite chambre à coucher, les bouteilles sur le manteau de la cheminée, sortant de sa très petite cuisine où il y avait grand feu et qui étoit de plain-pied à sa chambre, une très petite antichambre entre les deux, les glaçons tomboient dans nos verres[1]. » Il faut lire dans la correspondance de Madame ses plaintes sur le froid atroce qu’il faisait dans la salle à manger où elle soupait avec le Roi. On y allumait cependant un grand feu qui lui brûlait la figure, sans arriver à la réchauffer. L’encre gelait au bout de la plume de la marquise d’Huxelles et le vin de Champagne dans la cave du conseiller Mesmin, où le conseiller, faisant l’inspection de sa cave, découvrit « deux pauvres petits savoyards morts gelés de froid au coin d’une porte où ils s’étoient cantonnés et embrassés l’un l’autre pour se réchauffer[2]. »

Si l’on souffrait ainsi à Versailles et dans les maisons des personnes les plus riches, on peut penser ce qu’il en devait être chez les pauvres. Le Roi faisait bien distribuer un peu de bois à ceux de Paris, « ce qui, écrivait le lieutenant de police d’Argenson au nouveau contrôleur général Desmarets, attiroit des bénédictions au Prince et à son fidèle ministre[3]. » Mais ce n’était qu’un bien faible soulagement, et le froid persistant amenait avec lui son cortège habituel de maladies. le 19 janvier, il y avait déjà 2675 malades à l’Hôtel-Dieu « et il y en aura encore plus demain, ajoute Daguesseau, le Procureur général au Parlement, dans une lettre à Desmarets, car le nombre en augmente tous les jours[4]. » La misère n’était pas moins grande dans les

  1. Saint-Simon. Édition Boislisle, t. XVII, p. 195.
  2. Le Grand Hiver et la Disette de 1709, par M. A. de Boislisle, p. 22.
  3. Correspondance des contrôleurs généraux, t. III, lettre 278.
  4. Ibid., lettre 274.