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Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 27.djvu/559

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Et la foule japonaise sentait cela, et les quelques autres Asiatiques qui s’y trouvaient mêlés partageaient son triomphe. L’humiliation de ces blancs était solennelle et effrayante !… J’avais complètement oublié que ces captifs étaient des Russes… et je dois dire que les quelques autres Européens qui se trouvaient là, bien que n’aimant pas les Russes, éprouvaient le même malaise : eux aussi devaient sentir que les vaincus étaient leurs semblables. Quand nous prîmes le train pour Kobé, une solidarité instinctive nous réunit dans le même compartiment…


Comment d’ailleurs, pour des Asiatiques ou des Africains, les nations européennes, quelles que soient les différences de race, de religion, de gouvernement, de mœurs qui les séparent, n’apparaîtraient-elles pas comme solidaires les unes des autres ? Depuis un siècle, le fait capital de leur histoire, surtout lorsqu’on la regarde de l’extérieur, n’est-ce pas l’expansion, le « partage du monde ? » Or, malgré la diversité des procédés de colonisation employés par les différens peuples, selon leur tempérament et leurs intérêts, l’expansion européenne ne se présente-t-elle pas comme un bloc ? Ne sont-ce pas les mêmes causes économiques et psychologiques qui en ont déterminé l’essor, les mêmes besoins qui l’ont précipitée, les mêmes méthodes et les mêmes armes qui l’ont fait triompher ? Et si l’on est fondé à dire qu’un mouvement de recul va se produire dont la chute de Port- Arthur marque le commencement, n’est-ce pas parce que des raisons d’ordre général en font prévoir l’imminence ?

La force propulsive qui a lancé hors de chez elles les grandes nations européennes et qui, au cours du XIXe siècle, leur a donné la domination de la terre, n’a été ni l’enthousiasme religieux, comme aux temps de l’klam ou des Croisades, ni, comme vers 1793, l’ardeur révolutionnaire, ni encore l’orgueil du sang ; ç’a été l’essor prodigieux de l’industrie, déterminé par le progrès des sciences et de leurs applications aux méthodes de production. La découverte des machines, l’utilisation de la houille, les chemins de fer et les bateaux à vapeur, le développement de la grande industrie, l’afflux des populations rurales vers les grands centres urbains et, d’autre part, l’accroissement du commerce d’importation des matières premières et d’exportation des produits fabriqués, la création des grandes institutions de crédit, l’ouverture de nouveaux marchés et l’expansion coloniale, constituent une série de faits qui s’engendrent les uns les autres, qui s’impliquent mutuellement et dont l’aboutissement nécessaire était