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Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 27.djvu/558

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ils savent mourir avec une abnégation de croyans. Leur orgueil national, parfois irréfléchi, mais justifié par des succès sans précédens, éclate dans leur attitude et leurs propos. « Nous avons battu les Russes qui ont battu Napoléon, » disait l’un d’eux, et la conclusion suivait : Napoléon était le plus grand homme de guerre, mais nous sommes plus forts que lui : à nous l’empire du monde ! Le mot d’un batelier, cité par M. Reginald Kann, n’est pas moins caractéristique : « Nous voulons vaincre l’Allemagne sur terre et l’Angleterre sur mer. » Paroles d’enfans du peuple, dira-t-on ; mais ces humbles reflètent, comme des miroirs fidèles, les passions obscures qui s’agitent au fond de l’âme nationale ; ces grands courans d’opinion qui emportent toutes les résistances et finissent par entraîner les gouvernemens, c’est dans les profondeurs de la foule anonyme qu’ils se forment lentement. Leur histoire et leurs légendes, leurs arts et leur littérature, leurs journaux et leurs politiciens, leurs prêtres et leurs maîtres d’école, ont inculqué aux Japonais la croyance qu’ils doivent être le premier peuple du globe et la volonté de le devenir : ils ont salué avec transport, dans la chute de Port-Arthur, leur première et décisive étape sur la voie triomphale.

Les Européens qui, dans les ports du Japon, ont assisté au débarquement des prisonniers russes de Port-Arthur, ont, de leur côté, unanimement ressenti la même impression. Dans ces soldats à la solide carrure, au teint blanc basané par les intempéries, qui défilaient, encadrés par les petits fantassins nippons au pas automatique, c’est bien une apparition de l’Europe vaincue qu’ils ont eu l’impression de voir surgir devant leurs yeux. Le correspondant du Temps a, dans une de ses lettres, parfaitement rendu cette impression saisissante.


Quel triomphe et quelle revanche pour les petits Nippons de voir ainsi humiliés ces grands et beaux hommes qui, pour eux, ne représentaient pas seulement les Russes, mais surtout quelques-uns de ces Européens qu’ils détestent tant. Cette scène tragique dans sa simplicité, cette douleur passant dans cette joie, ces blancs vaincus et captifs défilant devant ces jaunes triomphans et libres, ce n’était pas la Russie battue par le Japon, ce n’était pas la défaite d’un peuple par un autre ; c’était quelque chose de nouveau, d’énorme et de prodigieux : c’était la victoire d’un m.onde sur un autre ; c’était la revanche qui effaçait les humiliations séculaires supportées par l’Asie ; c’était l’espoir des peuples d’Orient qui commençait à poindre ; c’était le premier soufflet donné à l’autre race, à cette race maudite d’Occident qui, depuis tant d’années, triomphait sans même avoir à lutter.