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Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 27.djvu/563

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croyait, comme à une foi nouvelle, au progrès nécessaire et continu de l’humanité dont Condorcet avait le premier donné la formule, où elle s’extasiait devant les « harmonies économiques » que lui découvrait Bastiat, où un Gratry lui-même célébrait la vertu moralisatrice des grandes découvertes modernes. Le XIXe siècle avait cru assurer le règne définitif de la « civilisation européenne » dans le monde : il s’est contenté en réalité d’en vulgariser le décor et l’outillage ; il n’en a pas communiqué l’essence.

Sans doute, à côté de l’expansion économique et mercantile, il faut faire une large place à la propagande des idées. Les missionnaires chrétiens n’ont jamais montré plus d’ardeur au sacrifice, plus de zèle désintéressé ; ils ont conquis des âmes, ils n’ont pas transformé des peuples ; leur action a pu jeter des semences d’avenir, mais elle a été, pour ainsi dire, extérieure au mouvement général du siècle, parfois même en contradiction avec lui ; loin de profiter de l’essor industriel et du succès des négocians, l’enseignement des missionnaires en a pâti ; la comparaison était trop facile à faire entre la morale qu’ils prêchaient et certains procédés de domination et d’exploitation employés par les nations chrétiennes d’Europe. Livingstone n’a pas été le parrain de l’expansion anglo-saxonne, ni le cardinal Lavigerie celui de la colonisation française. La répression de l’esclavage a été le prétexte de la fondation de l’Etat indépendant du Congo qui n’est plus, aujourd’hui, qu’une « bonne affaire. » De leurs sciences elles-mêmes, les Européens n’ont exporté que des applications pratiques ; ils n’ont pas communiqué ce qu’il peut y avoir dans la recherche de la vérité scientifique de vertu désintéressée et de haute moralité. L’écorce extérieure d’une civilisation est aisément modifiable, mais le cœur de l’arbre national reste intact ; pour changer d’outils, une nation ne change pas d’urne. Le Japonais d’aujourd’hui en est la preuve : il s’habille à l’européenne, voyage en chemin de fer, se sert habilement des instrumens les plus nouveaux et des armes les plus perfectionnées, mais il pense et agit en Japonais, il se bat comme se battaient, avec leurs sabres et leurs armures laquées, les samouraïs du temps de Yeyasu. Quelques détails du décor ont changé, mais le caractère national, hérité des lointains ancêtres, est resté le même ; l’usage des outils et des armes exotiques n’a fait que révéler aux sujets du Mikado toute la puissance d’action, toute la force