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relatifs à la neutralité française, et n’a-t-on les vu, quelques jours après la visite du roi Edouard Vil à Paris, les journaux de Londres prendre un ton menaçant et envisager l’éventualité d’une rupture entre l’Angleterre et la France ? L’heure approche, peut-être, où en face d’un péril commun les peuples européens sentiront la nécessité d’apaiser leurs discordes et de faire front, d’un même geste, contre la menace extérieure.

Mais les passions politiques ou religieuses, les haines sociales, les rivalités nationales, ne parleront-elles pas plus haut que l’intérêt général ? Les exemples du passé doivent nous le faire craindre. Reprenant un mot de Hegel, le comte de Bulow disait récemment : « Les peuples ne tirent aucun enseignement de l’histoire. » C’est que la leçon des événemens n’est perceptible qu’à longue échéance, lorsque le temps en a déduit toutes les conséquences et que les faits apparaissent dans leur vérité, dépouillés des passions et des préjugés du moment où ils se sont produits. L’Europe contemporaine n’est peut-être pas prête à recevoir et à comprendre la leçon de Port-Arthur. Qu’importent les exemples de l’histoire à ces gigantesques maisons de commerce inquiètes pour leurs bilans de fin d’année que sont les nations modernes ? Il est dans la nature des États fondés sur le mercantilisme de se contenter d’une politique au jour le jour, sans vues générales et sans idéalisme, satisfaite du bénéfice immédiat et inhabile à préparer un lointain avenir. D’où pourrait venir, dans l’Europe actuelle, le principe d’une entente et sur quoi porterait-elle ? Trop d’intérêts divergens, trop d’ambitions rivales, trop de haines vivaces, trop de « morts qui parlent » sont là pour couvrir la voix de la conscience européenne. Le christianisme, divisé contre lui-même, émietté en confessions multiples, a perdu sa force de cohésion : il n’a plus la parole, depuis les congrès de Westphalie, dans les conseils de l’Europe politique. Si menaçant que soit le danger extérieur, on peut craindre que les rancunes politiques ne sachent pas se taire et que l’ennemi du dehors ne trouve au dedans des complices ou au moins des auxiliaires inconsciens. La puissance du Japon, plus encore que de ses régimens et de ses cuirassés, est faite de nos discordes, de l’absence d’un idéal capable de soulever les peuples européens au-dessus de la recherche quotidienne de leurs intérêts immédiats et de faire passer dans tous les cœurs le frisson d’une émotion commune. Le vrai « péril jaune, » c’est en nous qu’il faudrait le combattre.