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J’ai montré ici, quelques semaines après le début de la guerre actuelle, pour quelles raisons profondes les partis révolutionnaires et socialistes de tous les pays s’étaient d’instinct trouvés d’accord pour souhaiter et, au besoin, pour aider la victoire du Japon, champion de la « civilisation » et de la « liberté, » contre la Russie, incarnation de l’ « obscurantisme » et de la « tyrannie : » la situation n’a guère changé. L’heure vient où les passions politiques et les haines sociales seront si puissantes qu’elles domineront ce qui reste des sentimens nationaux : à travers les frontières tend à s’établir l’internationalisme des partis. Philippe de Macédoine, Alexandre, et plus tard les Romains, lorsqu’ils voulurent assujettir cette Grèce ancienne où une civilisation raffinée dissimulait le vice mortel des guerres de classes et l’inexpiable antagonisme des riches et des pauvres, purent toujours compter sur la complicité, soit de la ploutocratie inquiète pour ses intérêts, soit des démagogues menacés dans leur exploitation du pouvoir. L’Europe, si l’on n’y prenait garde, pourrait être bientôt sous le coup d’un sort pareil : ce serait l’aboutissement logique d’un régime où l’argent a tout corrompu, faussé le jeu des institutions, détruit tout idéal. Et que l’on ne dise pas que « l’intérêt bien entendu » fera toujours conclure, au moment opportun, les ententes nécessaires : pas plus qu’il ne suffit à fonder une morale, l’intérêt n’est capable de fonder une politique ; trop d’intérêts particuliers, plus immédiatement exigeans, se mettent à l’encontre de l’intérêt général ; parmi les peuples comme parmi les individus, la ruine des uns servira toujours à édifier la fortune des autres. Si la leçon de Port-Arthur n’était pas, pour les nations européennes, un avertissement suffisant, il faudrait craindre qu’aucune force au monde ne fût capable de les arrêter sur la pente où leur régime économique les entraîne avec une vitesse qui va s’accéléra nt à mesure que disparaissent les contrepoids historiques qui faisaient encore obstacle à l’omnipotence des manieurs d’argent : la vieille société irait ainsi, d’une course vertigineuse, jusqu’à ce que le mercantilisme ait achevé son œuvre de ruine, jusqu’à ce que l’impérialisme ait tué l’empire.


RENE PINON.